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« Je doute si je vous ai compris, monsieur Moore. » Et je fus obligé de répéter une seconde fois la proposition, de la formuler aussi clairement que l’A B C, avant qu’elle vît pleinement de quoi il s’agissait. Et alors, que fit-elle ? Au lieu de bégayer un tendre : « Oui, » ou de garder un silence doux et confus (ce qui eût été aussi bon), elle se leva, fit deux fois à grands pas le tour de la chambre, de cette manière qui lui est propre, et s’écria : « Dieu me bénisse ! »

« Yorke, j’étais debout devant le foyer, le dos contre la cheminée ; je m’y appuyais et m’attendais à quelque chose, je m’attendais à tout. Je connaissais mon sort et je me connaissais. Il n’y avait pas à se méprendre à son aspect et à sa voix. Elle s’arrêta et me regarda. » « Dieu me bénisse ! répéta-t-elle impitoyablement avec cet accent choqué, indigné et pourtant triste. Vous m’avez fait une étrange proposition : étrange de votre part ; et si vous saviez comment vous l’avez formulée, et quel air vous aviez en me la faisant, vous seriez effrayé de vous-même. Vous parliez plutôt comme un brigand me demandant ma bourse, que comme un amant me demandant mon cœur. Étrange sentence, n’est-ce pas, Yorke ? et je savais, lorsqu’elle la prononçait, qu’elle était aussi vraie qu’étrange. Ses paroles étaient un miroir dans lequel je m’apercevais.

« Je la regardai, muet et farouche : elle me remplissait de rage et de honte.

« Gérard Moore, vous savez que vous n’aimez pas Shirley Keeldar ? » me dit-elle.

« J’aurais pu me répandre en faux serments, jurer que je l’aimais. Mais je ne pouvais mentir en face de son pur visage ; je ne pouvais me parjurer en sa présence. D’ailleurs, de tels serments creux eussent été vains et inutiles. Elle ne m’aurait pas cru plus qu’elle n’aurait cru le fantôme de Judas, s’il se fût dressé alors devant elle. Son cœur de femme avait des perceptions trop subtiles, pour qu’elle prît mon admiration moitié grossière pour le sincère et véritable amour.

« Qu’arriva-t-il ensuite ? demanderez-vous, monsieur Yorke.

« Eh bien ! elle s’assit dans l’embrasure de la fenêtre et pleura. Elle pleura passionnément. Non-seulement ses yeux étaient inondés, mais ils lançaient des éclairs : ils brillaient sur moi, grands, sombres, hautains ; ils me disaient : « Vous m’avez affligée ; vous m’avez outragée, vous m’avez trompée ! »