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Les heures passent, et je les occupe de façon ou d’autre, mais je ne vis pas. Je supporte l’existence ; je n’en jouis pas. Depuis que miss Keeldar et vous êtes arrivées ici, j’ai été, j’allais dire plus heureuse, mais ce ne serait pas vrai… »

Elle s’interrompit.

« Comment ! ce ne serait pas vrai ? Vous aimez miss Keeldar, n’est-ce pas, ma chère ?

— J’aime beaucoup Shirley ; je l’aime et je l’admire ; mais je suis dans une pénible position : pour une raison que je ne puis expliquer, j’ai besoin de m’éloigner de ces lieux, de les oublier.

— Vous m’avez dit déjà que vous désiriez être gouvernante ; mais, ma chère, s’il vous en souvient, je n’encourageai pas cette idée. J’ai été gouvernante une grande partie de ma vie. Je m’estime fort heureuse d’avoir fait la connaissance de miss Keeldar ; ses talents et ses dispositions ont rendu ma tâche aisée ; mais lorsque j’étais jeune, avant que je fusse mariée, mes épreuves ont été rudes, poignantes. Je ne voudrais pas vous en voir endurer de semblables. Ce fut mon sort d’entrer dans une famille qui avait de grandes prétentions à la naissance et à la supériorité intellectuelle, dont tous les membres croyaient être « tout particulièrement doués des grâces chrétiennes ; » que leurs cœurs étaient régénérés, et leurs esprits dans un état particulier de discipline. Il me fut bientôt donné à entendre que, comme je n’étais pas leur égale, je ne pouvais attendre leur sympathie. On ne me cachait nullement que j’étais un fardeau et un embarras pour la société. Les gentlemen me regardaient comme une femme à laquelle il leur était interdit d’accorder les privilèges du sexe. Les ladies me firent clairement comprendre que j’étais pour elles un ennui. Les domestiques même me détestaient ; pourquoi ? c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Mes élèves, me dit-on, quelque amitié qu’ils eussent pour moi, et quelque profond que fût l’intérêt qu’ils m’inspiraient, ne pouvaient jamais devenir mes amies. Il me fut intimé que je devais vivre dans l’isolement, et ne jamais franchir la ligne invisible, mais rigide, qui marquait la différence qui existait entre moi et ceux qui m’employaient. Ma vie, dans cette maison, fut sédentaire, isolée, contrainte, sans joie, laborieuse ; mais ma constitution ne tarda pas à souffrir de ce genre de vie : je tombai malade. La dame de la maison me dit froidement que j’étais la victime de la va-