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au-dessous duquel sont jointes ses puissantes mains, sur le bord du marais de Stilbro’. Ainsi agenouillée, elle parle à Dieu face à face. Cette Ève est la fille de Jéhovah, comme Adam était son fils.

— Elle divague et a des visions ! Allons, Shirley, il faut que nous entrions dans l’église.

— Caroline, je n’y entrerai pas. Je veux demeurer ici avec ma mère Ève, dans le souvenir de ces jours de la nature. Je l’aime, cette femme immortelle et puissante ! Le ciel peut s’être éclipsé de son front depuis sa chute dans le paradis ; mais tout ce qui sur la terre est glorieux y brille encore. Elle me prend sur sa poitrine et me découvre son cœur ! Chut ! Caroline ! vous la verrez et ressentirez ce que j’éprouve, si nous gardons toutes deux le silence.

— Je veux bien me prêter à votre caprice ; mais vous allez recommencer à parler avant qu’il soit dix minutes. »

Miss Keeldar, sur laquelle la douce excitation d’une chaude soirée d’été paraissait agir avec une force inaccoutumée, s’appuya contre une pierre tumulaire élevée ; elle fixa ses yeux sur le couchant enflammé et tomba dans une douce extase. Caroline, s’éloignant un peu, se promena çà et là, au-dessus des murs de la rectorerie, rêvant aussi à sa manière. Shirley avait prononcé le mot mère : ce mot ne suggérait point à Caroline la mystique et puissante mère des visions de Shirley, mais une douce forme humaine, la forme qu’elle attribuait à sa propre mère, inconnue, non encore aimée, mais ardemment désirée.

« Oh ! puisse venir le jour où elle se souviendra de son enfant ! Oh ! que je puisse enfin la connaître pour l’aimer ! »

Telles étaient ses aspirations.

Les pensées de son enfance vinrent de nouveau remplir son âme. Ce désir qui plus d’une nuit l’avait tenue éveillée sur sa couche, et que la crainte de la déception avait presque éteint pendant ces dernières années, se ralluma soudain et échauffa son cœur. Que sa mère puisse quelque heureux jour se présenter à elle, et, la regardant tendrement avec des yeux pleins d’amour, lui dire d’une voix douce :

« Caroline, mon enfant, j’ai une maison pour vous : vous vivrez désormais avec moi. Tout l’amour dont vous aviez besoin et que vous n’avez pas goûté depuis l’enfance, je l’ai soigneusement ménagé pour vous. Venez ; le moment est venu pour vous d’être chérie. »