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D’après cette disposition d’esprit, on ne pouvait attendre qu’il se préoccupât beaucoup de savoir si le progrès, tel qu’il le comprenait, était ou non préjudiciable aux autres. Étranger et habitant le pays depuis peu, il ne songeait pas assez aux pauvres ouvriers que les nouvelles inventions privaient de travail ; il ne s’était jamais demandé où ceux auxquels il ne payait plus le salaire hebdomadaire trouvaient leur pain de chaque jour ; et en cela il ressemblait à des milliers d’autres, aux secours desquels les pauvres affamés du Yorkshire paraissaient avoir des droits plus directs.

L’époque sur laquelle j’écris est une des plus sombres dans l’histoire d’Angleterre, et surtout dans l’histoire des provinces du Nord. La guerre était alors à son apogée, et avait envahi l’Europe entière. L’Angleterre était, sinon fatiguée, du moins épuisée par une longue résistance. La moitié de sa population demandait la paix, à quelque prix que ce fût. L’honneur national n’était plus qu’un mot aux yeux de beaucoup, dont la vue était obscurcie par le brouillard de la famine, et qui auraient vendu leur nationalité pour un morceau de pain.

Les Ordres en conseil, provoqués par les décrets rendus par Napoléon à Milan et à Berlin, et défendant à tous les pouvoirs neutres de faire le commerce avec la France, avaient, en offensant l’Amérique, fermé le principal marché des fabricants de drap du Yorkshire, et les avaient mis à deux doigts de leur ruine. Les petits marchés étrangers étaient remplis, et ne voulaient rien recevoir. Le Brésil, le Portugal, la Sicile, étaient approvisionnés pour deux ans. Lors de cette crise, il s’introduisit, dans les manufactures du Nord, certaines inventions qui enlevèrent le travail à plusieurs milliers d’ouvriers, qu’elles laissèrent sans moyens de gagner leur subsistance. Une mauvaise récolte survint, et la détresse fut à son comble. La souffrance et la misère tendirent la main à la sédition. Tout semblait annoncer une sorte de tremblement de terre moral dans les montagnes des comtés du Nord. Comme toujours, en ces sortes de circonstances, personne n’y fit attention. Lorsqu’une émeute à propos de vivres éclatait dans une ville manufacturière, lorsqu’un moulin à fouler le drap était incendié, la maison d’un manufacturier attaquée, les meubles jetés dans la rue, et la famille obligée de fuir pour échapper à l’assassinat, quelques mesures locales étaient ou n’étaient pas prises par la magistrature de l’endroit. On découvrait un chef,