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courant : admirer ce qui était grand, révérer ce qui est bon, se montrer joyeuse avec la joie, tel était le penchant naturel de l’âme de Shirley, et il lui arrivait plus souvent de songer aux moyens de suivre ce penchant que de méditer sur sa supériorité sociale.

Miss Keeldar avait d’abord éprouvé de l’intérêt pour Caroline, parce qu’elle était calme, retirée, qu’elle paraissait d’une santé délicate et qu’elle semblait avoir besoin que quelqu’un prît soin d’elle. Sa prédilection s’accrut encore lorsqu’elle découvrit que sa propre manière de penser était comprise et appréciée de la jeune fille. Elle était loin de s’attendre à cela : elle s’imaginait que miss Helstone avait un trop joli visage, des manières et une voix trop douces, pour sortir de la ligne ordinaire sous le rapport de l’intelligence et de la capacité, et elle fut très-étonnée de voir ces traits charmants s’illuminer à la vivacité d’une ou deux saillies risquées par elle ; et plus étonnée encore de découvrir le trésor de connaissances et d’idées qui travaillaient dans cette tête enfantine et voilée de si jolies boucles. Caroline avait instinctivement aussi les mêmes goûts qu’elle : les livres que miss Keeldar avait lus avec le plus de plaisir étaient ceux qui plaisaient à miss Helstone. Beaucoup d’aversions aussi leur étaient communes, et elles s’accordaient merveilleusement pour rire des prétentions pompeuses et du faux sentimentalisme.

Shirley savait combien peu d’hommes ou de femmes ont le goût sûr en poésie, c’est-à-dire la faculté de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Plusieurs fois elle avait entendu des gens fort remarquables donner comme admirables tels passages de tels versificateurs, qu’à la lecture son âme avait refusé de reconnaître pour autre chose que de l’emphase et du clinquant, ou tout au plus un langage vide soigneusement élaboré, curieux, remarquable, savant peut-être ; coloré quelquefois des teintes brillantes de la fantaisie, mais différant autant de la vraie poésie que le pompeux et massif vase de mosaïque diffère de la petite coupe de pur métal, ou que la guirlande de fleurs artificielles diffère du lis des champs.

Shirley trouva que Caroline savait distinguer le pur métal des scories brillantes et sans valeur. Les intelligences de ces deux jeunes filles, étant ainsi accordées au même diapason d’harmonie, sonnaient souvent ensemble le plus doux et le plus suave carillon.