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l’envie. Ils ne pouvaient accompagner les dames comme lui ; il allait triompher sur eux.

Le triomphe commença. Malone, chagriné de l’entendre jouer d’une façon supérieure, résolut de se faire remarquer aussi, s’il était possible, et, prenant le rôle d’amoureux (rôle qu’il avait voulu jouer une ou deux fois déjà, mais sans obtenir le succès qu’il croyait dû à ses mérites), s’approcha d’un sofa sur lequel miss Helstone était assise, se plaça auprès d’elle, et se mit à lui débiter avec la langue et avec les mains un speech incompréhensible, accompagné des grimaces les plus plaisantes. Dans le cours de ses efforts pour se rendre agréable, il finit par s’emparer des deux coussins longs et du coussin carré qui garnissaient le sofa, avec lesquels, après les avoir roulés pendant quelque temps avec des gestes étranges, il éleva une sorte de barrière entre lui et l’objet de ses attentions. Caroline, heureuse de la séparation, imagina bientôt une excuse pour passer de l’autre côté de la chambre, où elle alla s’asseoir à côté de mistress Sykes, lui demandant, sur un nouveau point de broderie, quelques instructions qui lui furent données avec plaisir ; et elle se débarrassa ainsi de Pierre-Auguste.

Malone, se voyant de la sorte abandonné, livré à ses propres ressources, sur ce large sofa, avec trois coussins dans les mains, faisait une assez triste figure. Le fait est qu’il était très-sérieusement disposé à cultiver la connaissance de miss Helstone ; car il pensait, comme beaucoup d’autres, que son oncle était riche, et que, n’ayant pas d’enfants, il laisserait probablement sa fortune à sa nièce. Gérard Moore était mieux renseigné sur ce point : il avait vu la belle église qui devait son origine au zèle et à l’argent du recteur, et plus d’une fois, dans son for intérieur, il avait maudit un ruineux caprice qui avait traversé ses espérances.

La soirée parut longue à l’une des personnes réunies dans cette chambre. Caroline, de temps à autre, laissait tomber sa broderie sur ses genoux, et, fermant les yeux et baissant la tête, s’abandonnait à une espèce de léthargie du cerveau, produite sans doute par l’insignifiant bourdonnement qui se faisait autour d’elle : le bruit discordant du piano, les rires et la gaieté de son oncle, d’Hannah et de Mary, rires qu’elle ne pouvait s’expliquer, car elle ne trouvait rien de comique ni de gai dans leurs discours, et, par-dessus tout, l’interminable babillage de mistress Sykes, murmuré à son oreille, babillage qui s’éparpillait