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feuilles rafraîchies, et l’Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur liberté. Mon cœur, longtemps brisé et flétri, se ranima en entendant les accords de l’Océan ; il me sembla qu’un sang vivifiant coulait en moi ; mon être tout entier demandait une vie nouvelle ; mon âme aspirait à une goutte d’eau pure. Je sentis l’espérance renaître, je compris que la régénération était possible ; d’un des berceaux fleuris de mon jardin, j’aperçus la mer plus bleue que le ciel ; l’ancien monde était au delà.

« Va, me disait l’espérance, retourne en Europe ! Là, on ne sait pas que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur fardeau ; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l’enfermer à Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires ; puis tu iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te plairont. Cette femme qui t’a si longtemps fait souffrir, qui a souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle n’est pas ta femme et tu n’es pas son mari. Veille à ce qu’on prenne soin d’elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait tout ce qu’exigent Dieu et l’humanité. Garde le silence sur ce qu’elle est, tu ne dois le dire à personne ; place-la dans un lieu sûr et commode ; cache bien sa honte, et quitte-la. »

« J’agis ainsi ; mon père et mon frère n’avaient pas parlé de mon mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté ; d’après tout ce que j’avais su de la famille de Berthe Mason, je voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que mon père m’avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût rougi de la reconnaître pour sa belle-fille ; loin de désirer de publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.

« Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi d’avoir un monstre semblable dans un vaisseau ; ce fut un grand soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le repaire d’une véritable bête sauvage. J’eus de la peine à lui trouver une garde : il fallait une personne en qui l’on pût avoir pleine confiance ; sans cela les extravagances de la folle révéleraient inévitablement mon secret ; puis elle avait des jours et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me tromper. Enfin j’ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s’est jetée sur lui, sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon secret ; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose,