Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/61

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais il me semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont brûlantes. Je vous le demande encore, n’y a-t-il rien ?

— Non, monsieur, rien maintenant ; je ne suis plus ni effrayée ni malheureuse.

— Alors vous l’avez été ?

— Un peu ; je vous raconterais cela plus tard, monsieur ; mais je suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude.

— Je rirai de bon cœur, lorsque la matinée de demain sera passée ; jusque-là je n’ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à prendre qu’une anguille, aussi épineuse qu’un buisson de roses ; partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë ; et maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour chercher votre berger, n’est-ce pas, Jane ?

— J’avais besoin de vous ; mais ne vous félicitez pas trop tôt. Nous voici arrivés à Thornfield ; laissez-moi descendre. »

Il me déposa à terre ; John vint prendre le cheval, et M. Rochester me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment où j’allais monter l’escalier, il m’arrêta et me fit promettre de ne pas être lente : je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq minutes je le rejoignis ; il était à souper.

« Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S’il plaît à Dieu, après ce repas vous n’en prendrez plus qu’un à Thornfield, d’ici à longtemps du moins. »

Je m’assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas manger.

« C’est à cause de votre voyage de demain, Jane ; la pensée que vous allez voir Londres vous ôte l’appétit.

— Ce projet n’est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce soir ; tout dans la vie me semble manquer de réalité.

— Excepté moi ; je suis bien chair et os, touchez-moi.

— Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme ; vous êtes un véritable rêve. »

Il étendit sa main en riant.

« Cela est-il un rêve ? » dit-il en la posant sur mes yeux.

Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et vigoureux.

« Oui, lorsque je la touche, c’est un rêve, dis-je en l’éloignant de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper ?