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au bal de S***. Mais quand il n’y a aucun obstacle à une union, quand elle est désirable sous tous les rapports, les retards sont inutiles ; ils se marieront lorsque le château de ***, que sir Frédéric leur donne, sera en état de les recevoir. »

Dès que je me trouvai seule avec Saint-John, je fus tentée de lui demander s’il ne souffrait pas de cette union ; mais il semblait avoir si peu besoin de sympathie, qu’au lieu de me hasarder à le consoler, je fus un peu honteuse en me rappelant ce que je lui avais déjà dit. D’ailleurs j’avais perdu l’habitude de lui parler ; il avait repris sa réserve, et je sentais que tout épanchement se glaçait en moi. Il n’avait pas tenu sa promesse : il ne me traitait pas comme ses sœurs ; il mettait toujours entre elles et moi une différence qui empêchait la cordialité. En un mot, maintenant que j’étais sa parente et que je vivais sous le même toit que lui, la distance entre nous me semblait bien plus grande que lorsque j’étais simplement la maîtresse d’école d’un village ; en me rappelant tout ce qu’il m’avait dit un jour, j’avais peine à comprendre sa froideur actuelle.

Les choses étant dans cet état, je ne fus pas peu étonnée de le voir relever tout à coup la tête, qu’il tenait penchée sur son pupitre, pour me dire :

« Vous le voyez, Jane, j’ai combattu et j’ai remporté la victoire. »

Je tressaillis en l’entendant s’adresser ainsi à moi, et je ne répondis pas tout de suite. Enfin, après un moment d’hésitation, je lui dis :

« Mais êtes-vous sûr que vous n’êtes pas parmi ces conquérants auxquels leur triomphe a coûté trop cher ? une autre victoire semblable ne vous abattrait-elle pas entièrement ?

— Je ne le pense pas ; mais quand même, qu’importe ? Je n’aurai plus jamais à combattre pour cette même cause ; la victoire est définitive. Maintenant ma route est facile à suivre : j’en remercie Dieu. »

En disant ces mots, il se remit à son travail et retomba dans le silence.

Bientôt notre bonheur, à Diana, à Marie et à moi, devint plus calme ; nous reprîmes nos habitudes ordinaires et nous recommençâmes des études régulières. Alors Saint-John s’éloigna moins de la maison. Quelquefois il restait des heures entières dans la même chambre que nous. Pendant que Marie dessinait, que Diana continuait sa lecture de l’Encyclopédie, qu’elle avait entreprise à mon grand émerveillement, et que moi j’étudiais l’allemand, Saint-John poursuivait silencieusement l’étude d’une