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Saint-John sourit légèrement ; cependant il paraissait mécontent.

« Tout cela est très bien pour le moment, dit-il ; mais sérieusement, j’espère que quand le premier flot de vivacité sera passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes domestiques et les joies de la famille.

— C’est ce qu’il y a de meilleur dans le monde, m’écriai-je.

— Non, Jane, non. Ce monde n’est pas un lieu de jouissance, ne cherchez pas à en faire un paradis ; ce n’est pas un lieu de repos : ne devenez pas indolente.

— Au contraire, je veux être active.

— Jane, je vous pardonne pour le moment ; je vous accorde deux mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du bonheur d’avoir trouvé des parents ; mais alors j’espère que vous regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure la civilisation ; j’espère qu’alors vous serez de nouveau troublée par la force de votre énergie. »

Je le regardai avec surprise.

« Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi ; je suis disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l’agitation. Dans quel but ?

— Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec anxiété. Je vous en avertis, j’essayerai de dominer cette fièvre ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous attachez pas avec tant de force à des liens charnels ; gardez votre fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne ; ne les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me comprenez-vous, Jane ?

— Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j’ai de bonnes raisons pour être heureuse, et je veux l’être. Adieu ! »

En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous donnâmes beaucoup de peine ; elle était charmée de voir qu’au milieu de tout l’embarras d’un arrangement, je savais être gaie, brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir l’ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous-mêmes avions causé. J’avais été passer une journée à S*** pour acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m’avaient assigné une somme pour cela et m’avaient donné carte blanche pour toutes les modifications que je désirerais faire. J’en fis peu