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de me tourmenter avec ses demandes d’argent ; je n’ai plus rien à lui donner ; nous devenons pauvres. Il faudra renvoyer la moitié des domestiques et fermer une partie de la maison ou la quitter ; je ne m’y déciderai jamais ; cependant, comment faire ? Les deux tiers de mon revenu sont employés à payer des intérêts d’hypothèques ; John joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon ! il est entouré d’escrocs ; il est abattu, son regard est effrayant ; quand je le vois ainsi, j’ai honte pour lui. »

Mme Reed s’exaltait de plus en plus.

« Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie, qui se tenait de l’autre côté du lit.

— Je le crois, mademoiselle ; il lui arriva souvent de parler ainsi quand la nuit approche ; le matin elle est plus calme. »

Je me levai.

« Attendez, s’écria Mme Reed ; je voulais encore vous dire autre chose ; il me menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui-même ; quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec une large blessure au cou ou la figure noire ou enflée ; je suis dans un singulier état ; je me sens bien troublée. Que faire ? Comment me procurer de l’argent ? »

Bessie s’efforça de lui faire prendre un calmant ; elle y parvint difficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba dans une sorte d’assoupissement ; je la quittai.

Plus de dix jours s’écoulèrent sans que j’eusse de nouvelles conversations avec elle ; elle était toujours, soit dans le délire, soit dans un sommeil léthargique, et le médecin défendait tout ce qui pouvait lui produire une impression douloureuse. Pendant ce temps, j’essayai de vivre en aussi bonne intelligence que possible avec Éliza et Georgiana. Dans le commencement, elles furent très froides ; Éliza passait la moitié de la journée à lire, à écrire et à coudre, et c’est à peine si elle adressait une seule parole à moi ou à sa sœur. Georgiana murmurait des phrases sans signification à son serin pendant des heures entières, et ne faisait pas attention à moi ; mais j’étais résolue à m’occuper et à m’amuser ; j’y parvins facilement, car j’avais apporté de quoi peindre.

Munie de mes crayons et de mon papier, j’allais m’asseoir seule près de la fenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui passaient sans cesse dans mon imagination : un bras de mer entre deux rochers, le lever de la lune éclairant un bateau, des roseaux et des glaïeuls d’où sort la tête d’une naïade couronnée