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m’attache à cette pauvre petite créature ; je voudrais pouvoir la garder toujours.

— Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John ; vous verrez qu’elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment d’irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle n’est pas trop entêtée ; mais je vois sur son visage des lignes qui indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du succès. » Il me regarda quelques minutes, puis ajouta : « Sa figure exprime la sensibilité, mais elle n’est pas jolie.

— Elle est si malade, Saint-John !

— Malade ou non, elle ne peut être jolie ; la grâce et l’harmonie manquent dans ses traits. »

Le troisième jour, je fus mieux ; le quatrième, je pus parler, remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m’apporta un peu de gruau et une rôtie sans beurre ; je pense que ce devait être vers l’heure du dîner. Je mangeai avec plaisir ; cette nourriture me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j’avais mangé. Quand Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du moins à ce que j’étais auparavant. Au bout de quelque temps, je fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l’action. Je désirais me lever ; mais quels vêtements mettre ? je n’avais que mes habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j’étais tombée dans la mare et je m’étais couchée à terre. J’eus honte de paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs ; mais cette humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit, j’aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire était pendue au mur ; toutes les traces de boue avaient été enlevées ; les plis formés par la pluie avaient disparu ; en un mot, elle était propre et en état d’être portée. Mes bas et mes souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m’obligèrent à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à m’habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car j’avais beaucoup maigri ; mais je m’enveloppai dans un châle pour cacher l’état où j’étais. Enfin, j’étais propre ; je n’avais plus sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que je détestais tant et qui m’avilissaient à mes propres yeux. Je descendis l’escalier de pierre en m’aidant de la balustrade ; j’arrivai à un passage bas et étroit qui me conduisit bientôt à la cuisine.