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tombée à terre avec grand bruit. Tous les yeux se dirigèrent de mon côté.

Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces contre ce qui allait arriver.

L’orage ne se fit pas attendre.

« Une enfant sans soin, » dit M. Brockelhurst ; puis il ajouta immédiatement : « Il me semble que c’est la nouvelle élève ; il ne faut pas que j’oublie ce que j’ai à dire sur son compte ; » et il s’écria, il me sembla du moins qu’il parlait très haut : « Faites venir l’enfant qui a brisé son ardoise. »

Seule, je n’aurais pu bouger, j’étais paralysée ; mais deux grandes filles qui étaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me poussèrent vers le juge redouté. Mlle Temple m’aida doucement à venir jusqu’à lui, et murmura à mon oreille :

« Ne soyez pas effrayée, Jeanne ; j’ai vu que c’était un accident, et vous ne serez pas punie. »

Ces bonnes paroles me frappèrent au cœur comme un aiguillon.

« Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite, » pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et M. Brockelhurst alluma mon sang : je n’étais pas une Hélène Burns.

« Avancez cette chaise, » dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège très élevé d’où venait de descendre une monitrice.

On l’apporta.

« Placez-y l’enfant, » continua-t-il.

J’y fus placée, par qui ? c’est ce que je ne puis dire. Je m’aperçus seulement qu’on m’avait hissée à la hauteur du nez de M. Brockelhurst. Des pelisses en soie pourpre, un nuage de plumes argentées s’étendaient et se balançaient au-dessous de mes pieds.

« Mesdames, dit M. Brockelhurst en se tournant vers sa famille, mademoiselle Temple, maîtresses et élèves, vous voyez toutes cette petite fille. »

Sans doute elles me voyaient toutes ; leurs regards étaient pour moi comme des miroirs ardents sur ma figure brûlante.

« Vous voyez qu’elle est jeune encore ; son extérieur est celui de l’enfance. Dieu lui a libéralement départi l’enveloppe qu’il accorde à tous. Aucune difformité n’indique en elle un être à part. Qui croirait que l’esprit du mal a déjà trouvé en elle un serviteur et un agent ? Et pourtant, chose triste à dire, c’est la vérité. »

Il s’arrêta ; j’eus le temps de raffermir mes nerfs et de sentir