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du piano ; puis elle alla chercher un roman, se jeta d’un air indifférent sur le sofa, et se prépara à charmer par une amusante fiction les heures de l’absence. Toute la maison était silencieuse ; de temps en temps seulement on entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard.

La nuit approchait ; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que l’heure de s’habiller était venue, quand la petite Adèle, agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s’écria :

« Voilà M. Rochester qui revient. »

Je me retournai ; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements et un bruit de roues dans l’allée du château ; on vit avancer une chaise de poste.

« Pourquoi revient-il en voiture ? dit Mlle Ingram ; il est parti sur son cheval Mesrour, et Pilote l’accompagnait ; qu’a-t-il pu faire du chien ? »

En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter brusquement en arrière : dans son empressement, elle ne m’avait pas remarquée ; mais lorsqu’elle me vit, elle releva dédaigneusement sa lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de poste s’arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en habit de voyage. Au lieu de M. Rochester, j’aperçus un étranger, grand et aux manières élégantes.

« Mon Dieu, que c’est irritant ! s’écria Mlle Ingram ; et vous, insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s’adressant à Adèle, qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux renseignements ? »

Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j’étais cause de cette méprise.

On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut introduit ; il salua lady Ingram, parce qu’elle lui parut la dame la plus âgée de la société.

« Il paraît que j’ai mal choisi mon moment, madame, dit-il ; mon ami M. Rochester est absent ; mais je viens d’un long voyage, et je compte assez sur notre ancienne amitié pour m’installer ici jusqu’à son retour. »

Ses manières étaient polies ; son accent avait quelque chose de tout particulier ; il ne me semblait ni étranger ni Anglais ; il pouvait avoir le même âge que M. Rochester, de trente à quarante ans. Si son teint n’avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait été beau, surtout au premier coup d’œil ; en regardant de plus près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplai-