Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/186

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je ne demande qu’à vous obéir, répondit-il.

— Tenez, voilà un chant de corsaire ; sachez que j’aime les corsaires ; ainsi donc, je vous prie de chanter con spirito.

— Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre.

— Eh bien, alors, prenez garde ; car si la manière dont vous allez chanter ne me plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai moi-même comment cette romance doit être comprise.

— C’est offrir une prime à l’incapacité, et désormais je vais faire mes efforts pour me tromper.

— Gardez-vous-en bien ; si vous vous trompez volontairement, la punition sera proportionnée à la faute.

— Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile d’infliger un châtiment plus grand que ne pourrait le supporter un homme.

— Oh ! expliquez-vous ! s’écria la jeune fille.

— Pardon, madame ; toute explication serait inutile ; votre instinct a dû vous apprendre qu’un regard sévère lancé par vos yeux est une peine capitale.

— Chantez, dit-elle en recommençant l’accompagnement.

— Voilà le moment de m’échapper, » pensai-je ; mais les notes qui frappèrent mes oreilles me forcèrent à rester.

Mme Fairfax m’avait annoncé que M. Rochester avait une belle voix ; elle était puissante en effet et révélait la force de son âme ; elle était pénétrante et éveillait en vous d’étranges sensations. J’écoutai jusqu’à la dernière vibration de ces notes pleines et sonores ; j’attendis que le mouvement causé par les compliments d’usage se fût un peu calmé : alors je quittai mon coin, et je sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout près de moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle : je m’aperçus, en le traversant, que mon soulier était dénoué ; je m’agenouillai sur le paillasson de l’escalier pour le rattacher ; j’entendis tout à coup la porte de la salle à manger s’ouvrir et des pas d’homme se diriger de mon côté ; je me relevai précipitamment, et je me trouvai face à face avec M. Rochester.

« Comment vous portez-vous ? me demanda-t-il.

— Très bien, monsieur.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue me parler dans le salon ? »

Je pensai que j’aurais bien pu lui retourner sa question ; mais n’osant pas prendre cette liberté, je lui répondis :

« Vous aviez l’air occupé, et je n’aurais pas osé vous déranger, monsieur.