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était beau ; mais il partageait l’apathie de Marie. Il semblait avoir plus de longueur dans les membres que de vivacité dans le sang et de vigueur dans le cerveau.

Où était M. Rochester ?

Il arriva enfin. Je ne regardais pas du côté de la porte, et pourtant je le vis entrer. Je m’efforçai de concentrer toute mon attention sur les mailles de la bourse à laquelle je travaillais ; j’aurais voulu ne penser qu’à l’ouvrage que j’avais dans les mains, aux perles d’argent et aux fils de soie posés sur mes genoux : et pourtant je ne pus m’empêcher de regarder sa figure et de me rappeler le jour où je l’avais vu pour la dernière fois, le moment où, après lui avoir rendu ce qu’il appelait un immense service, il prit mes mains et me regarda avec des yeux qui révélaient un cœur plein et prêt à déborder. Et j’avais été pour quelque chose dans cette émotion ; j’avais été bien près de lui à cette époque ! Qui est-ce qui avait pu changer ainsi nos positions relatives ? car désormais nous étions étrangers l’un pour l’autre, si étrangers que je ne comptais même pas l’entendre m’adresser quelques mots ; et je ne fus pas étonnée lorsque, sans m’avoir même regardée, il alla s’asseoir de l’autre côté de la chambre pour causer avec l’une des dames.

Lorsque je le vis absorbé par la conversation et que je fus convaincue que je pouvais examiner sans être observée moi-même, je ne tentai plus de me contenir ; je détournai mes yeux de mon ouvrage et je les fixai sur M. Rochester ; je trouvais dans cette contemplation un plaisir à la fois vif et poignant ; aiguillon de l’or le plus pur, mais aiguillon de souffrance ; ma joie ressemblait à l’ardente jouissance de l’homme qui, mourant de soif, se traîne vers une fontaine qu’il sait empoisonnée, et en boit l’eau néanmoins comme un divin breuvage.

Il est vrai que ce que certains trouvent laid peut sembler beau à d’autres. La figure olivâtre et décolorée de M. Rochester, son front carré et massif, ses sourcils de jais, ses yeux profonds, ses traits fermes, sa bouche dure, en un mot, l’expression énergique et décidée de sa figure, ne rentraient en rien dans les règles de la beauté ; mais pour moi son visage était plus que beau, Il m’intéressait et me dominait. M. Rochester s’était emparé de mes sentiments et les avait liés aux siens. Je n’avais pas voulu l’aimer ; j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour repousser de mon âme ces premières atteintes de l’amour, et, dès que je le revoyais, toutes ces impressions se réveillaient en moi avec une force nouvelle. Il me contraignait à l’aimer sans même faire attention à moi.