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l’objet de mes sentiments les plus doux, de mes extases, de mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu’il n’était pas dans la même position que moi. Avant tout, je ne devais pas chercher à sortir de ma classe ; je devais me respecter et ne pas nourrir avec toute la force de mon cœur et de mon âme un amour qu’on ne me demandait pas, et qu’on mépriserait même.

Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en temps d’excellentes raisons s’offraient à mon esprit pour m’engager à quitter Thornfield. Involontairement je me mettais à penser aux moyens de changer de place ; je crus inutile de chasser ces pensées. « Eh bien ! me dis-je, laissons-les germer, et, si elles le peuvent, qu’elles portent des fruits ! »

Il y avait à peu près quinze jours que M. Rochester était absent, lorsque Mme Fairfax reçut une lettre.

« C’est de M. Rochester, dit-elle en regardant le timbre ; nous allons savoir s’il doit ou non revenir parmi nous. »

Pendant qu’elle brisait le cachet et qu’elle lisait le contenu, je continuai à boire mon café (nous étions à déjeuner) ; il était très chaud, et ce fut un moyen pour moi d’expliquer la rougeur qui couvrit ma figure à la réception de la lettre ; mais je ne me donnai pas la peine de chercher la raison qui agitait ma main et qui me fit renverser la moitié de mon café dans ma soucoupe.

« Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici, dit Mme Fairfax en continuant de tenir la lettre devant ses lunettes ; mais maintenant nous allons être passablement occupées, pour quelque temps au moins. »

Ici je me permis de demander une explication ; après avoir rattaché le cordon du tablier d’Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir versé une autre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je dis nonchalamment :

« M. Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt ?

— Au contraire, il sera ici dans trois jours, c’est-à-dire jeudi prochain ; et il ne vient pas seul : il amène avec lui toute une société. Il dit de préparer les plus belles chambres du château ; la bibliothèque et le salon doivent être aussi mis en état. Il me dit également d’envoyer chercher des gens pour aider à la cuisine, soit à Millcote, soit dans tout autre endroit ; les dames amèneront leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets ; la maison sera pleine. »

Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour donner ses ordres.

Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours suivants. Toutes les chambres de Thornfield m’avaient semblé très