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ta folie me fait mal ! Tu as été joyeuse de quelques marques d’attention, marques équivoques accordées par un noble, un homme du monde, à une servante, à une enfant ; pauvre dupe ! Comment as-tu osé… Ton propre intérêt n’aurait-il pas dû te rendre plus sage ? Ce matin, tu as repassé dans ta mémoire la scène de la nuit dernière ; voile ta face et rougis de honte ! Il a brièvement loué tes yeux, n’est-ce pas ? Poupée aveugle ! ouvre tes paupières troublées et regarde ta démence. Il est fâcheux pour une femme d’être flattée par un supérieur qui ne peut pas avoir l’intention de l’épouser. C’est folie chez une femme de laisser s’allumer en elle un amour secret qui doit dévorer sa vie, s’il n’est ni connu ni partagé, et qui, s’il est connu et partagé, doit la lancer dans de misérables difficultés dont il lui sera impossible de sortir.

« Jane Eyre, écoute donc ta sentence : demain tu prendras une glace et tu feras fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut, sans adoucir une seule ligne trop dure, sans effacer une seule irrégularité déplaisante ; tu écriras en dessous : « Portrait d’une gouvernante laide, pauvre et sans famille. »

« Ensuite tu prendras une feuille d’ivoire, tu en as une toute prête dans ta boîte à dessiner, tu mélangeras sur ta palette les couleurs les plus fraîches et les plus fines, tu dessineras la plus charmante figure que pourra te retracer ton imagination ; tu la coloreras des teintes les plus douces, d’après ce que t’a dit Mme Fairfax sur Blanche Ingram ; n’oublie pas les boucles noires et l’œil oriental. Quoi, tu songes à prendre M. Rochester pour modèle ! non, pas de désespoir, pas de sentiment ; je demande du bon sens et de la résolution. Rappelle-toi les traits nobles et harmonieux, le cou et la taille grecs ; laisse voir un beau bras rond et une main délicate ; n’oublie ni l’anneau de diamant ni le bracelet d’or ; copie exactement les dentelles et le satin, l’écharpe gracieuse et les roses d’or ; puis au-dessous tu écriras : « Blanche, jeune fille accomplie, appartenant à une famille d’un haut rang. »

« Et si jamais, à l’avenir, tu t’imaginais que M. Rochester pense à toi, prends ces deux portraits, compare-les et dis-toi : « Il est probable que M. Rochester pourrait gagner l’amour de cette jeune fille noble, s’il voulait s’en donner la peine ; est-il possible qu’il songe sérieusement à cette pauvre et insignifiante institutrice ? »

« Eh bien oui, me dis-je, je ferai ces deux portraits. »

Et, après avoir pris cette résolution, je devins plus calme et je m’endormis.