Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appartiennent au père de famille, deviendront l’apanage d’une caste ou une corporation spéciale. Le sacerdoce apparaîtra. Par suite de ces progrès d’organisation extérieure, les idées sur la morale deviendront plus claires et plus précises. On distinguera les ordres des chefs de famille des lois faites par les souverains. Les prêtres établiront, pour régler le culte, des décrets qui pourront quelquefois passer pour des ordres même du Créateur, mais qui pourront aussi en être distingués. La volonté de Dieu, immuable et éternelle, se distinguera des institutions changeantes des hommes. Enfin, par un travail d’observation philosophique, les hommes pourront arriver à discerner, parmi les ordres même du Créateur transmis par tradition, ceux qui sont en même temps gravés dans la conscience et qui constituent la loi naturelle immuable, et les prescriptions liturgiques que Dieu a établies par sa libre volonté et qui peuvent être changées par lui. Ainsi pourra se former, par suite du développement de la pensée, l’idée abstraite du devoir. Jusque-là le devoir aura été connu et pratiqué, mais il aura apparu sous forme concrète comme la volonté soit du père, soit du législateur civil, soit du Créateur. Il n’apparait sous forme distincte que par le progrès de la pensée et l’habitude de l’abstraction.

Mais je me hâte de sortir de cette hypothèse idéale pour en adopter une plus conforme aux faits. Le développement du germe social, c’est-à-dire de la famille primitive, n’a pas pu se faire ainsi sans obstacle et sans déviation. L’homme est peccable et faillible ; sa liberté doit avoir des écarts ; les passions en lui se révoltent contre la raison ; les circonstances extérieures sont souvent défavorables, la lutte pour la vie est rude, la guerre doit naître à la fois des convoitises excitées par la richesse et des compétitions ardentes provoquées par la nécessité de partager une nourriture insuffisante. La pensée humaine, livrée à elle-même, doit également souvent se perdre dans ses conceptions et ses raisonnements. Dès lors il a dû y avoir, dans les différentes phases et dans les différentes branches de ce développement, des déviations graves et des écarts notables à partir de sa forme idéale. L’idée de Dieu s’est altérée. Au lieu d’un créateur juste et bon, animé de sentiments paternels, les hommes ont adoré tantôt une force aveugle, tantôt les brillants phénomènes qui frappaient leurs yeux, tantôt le père de famille lui-même transformé en dieu après sa mort, tantôt des esprits invisibles, tantôt l’œuvre même des mains de l’homme. L’idée de Dieu s’altérant, les notions morales qui se confondaient avec les ordres divins ont dû s’obscurcir également. On a attribué aux dieux des passions humaines, on a décrété en leur nom des lois cruelles, on a demandé pour les apaiser des victimes innocentes. De la religion le