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le son du mot, se joignant à la perception visuelle, se trouve interprété par elle. C’est ainsi qu’on apprend aux enfants ce que signifient les mots vert, rouge, jaune, grand, petit. Mais quand il s’agit d’idées morales, quand il s’agit de faire comprendre les termes de bon ou mauvais, juste ou injuste, noble ou honteux, aucune perception extérieure ne vient en aide à l’éducateur. Il faut donc nécessairement qu’il puisse arriver à éveiller dans l’âme de cet enfant une notion qui se joindra à ces mots et en deviendra le sens.

On sait comment Platon avait essayé de résoudre le problème de l’existence chez l’homme de ses idées absolues et surtout de l’idée du bien. Il supposait une existence personnelle antérieure, dans laquelle les hommes auraient contemplé face à face ces idées éternelles, et auraient ainsi fait pénétrer dans leur âme des notions qui y seraient restées cachées, jusqu’à ce qu’elles fussent éveillées de nouveau. C’était la célèbre théorie de la réminiscence dont Platon a tiré un argument d’une valeur douteuse en faveur de l’immortalité de l’âme. Les diverses écoles spiritualistes se sont plus ou moins écartées, sur ce point, de la doctrine de Platon. Mais toutes ont reconnu dans les idées absolues un élément transcendant de la connaissance, dont la source doit être cherchée ailleurs que dans la pure sensation. Les unes ont voulu voir dans ces idées l’effet d’une perception directe de l’être infini, d’autres des idées gravées par la nature, d’autres l’œuvre d’une faculté supérieure travaillant sur des données sensibles et en dégageant un élément idéal qui y est caché et qui en est inséparable. Mais elles sont d’accord pour voir dans ces idées un élément supra-sensible et dans leur possession un caractère spécial de la nature humaine. L’école évolutioniste donne de l’existence de ces idées une toute autre explication, celle que j’ai indiquée plus haut. Ce seraient des notions primitivement acquises, relatives et contingentes qui, transmises par l’hérédité, seraient devenues en apparence innées, absolues et nécessaires.

Nous pouvons d’abord contester absolument cette vertu de l’hérédité de transmettre des idées. L’hérédité transmet des modifications organiques, des instincts et des passions, mais nous ne connaissons aucun exemple d’idées héréditaires. Les idées se transmettent par tradition. Les peuples de même race ont les idées les plus différentes suivant les traditions au milieu desquelles ils ont grandi, et les peuples de racer les plus diverses, ayant les aptitudes héréditaires les plus dissemblables, ont, en général, lorsqu’ils vivent ensemble, un fonds d’idées communes qu’ils exploitent chacun suivant son génie. Mais admettons pour un instant ce pouvoir de l’hérédité de transmettre les notions. En tout cas, elle ne saurait avoir le pouvoir de les transformer, de les élever à un degré supé-