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III


Le caractère principe et universel du langage humain, c’est d’être grammatical. Chaque langue a sa grammaire et, chose remarquable, ce sont souvent les langues des peuples sauvages qui ont la grammaire la plus compliquée. La grammaire est comme l’âme du langage ; c’est elle qui caractérise chaque axiome ; le vocabulaire change, les mots se substituent aux mots, comme dans le corps animal les molécules aux molécules, mais la grammaire, semblable à la forme idéale et permanente de l’organisme, subsiste sans se modifier, ou ne subit que de très lentes modifications. Or il y a dans la forme grammaticale du langage un élément premier que l’on peut comparer à la cellule, élément premier des organismes vivants. Ce premier élément, c’est la phrase simple, contenant un sujet et un attribut, reliés par un signe d’affirmation.

Prenons une phrase de ce genre Ce cheval est rapide, Pierre est bon. Le premier élément de la phrase, le sujet, peut désigner un être visible. Cet élément peut être compris de l’animal. L’animal a un nom comme l’homme ; il peut connaître le nom de son maître. Il voit le cheval, on peut le lui montrer et il le reconnaîtra. Mais le second élément, l’attribut, l’adjectif, est toute autre chose. Cet attribut n’est pas un être visible, déterminé ; c’est une propriété générale, la bonté, la méchanceté, la blancheur, la solidité, la rapidité, propriété qui peut se trouver dans un grand nombre d’êtres. Cet attribut, c’est une idée générale signifiée par un mot. Ce sont ces idées générales, applicables à d’autres êtres, qui constituent le fond de la langue humaine. Les noms propres ne sont que l’exception ; ce sont les noms communs qui remplissent le discours et qui constituent le vocabulaire humain. Abstraire ainsi la qualité de son sujet, saisir à part et nommer une notion générale qui s’applique à plusieurs objets, c’est le trait propre de l’intelligence humaine. C’est la ce que l’animal ne peut faire à aucun degré, et c’est pourquoi, malgré son intelligence, il ne comprend pas les mots prononcés devant lui. L’animal n’a que des notions concrètes, il connait ce qu’il voit, ce qu’il touche, ce qu’il sent ; sa mémoire peut reproduire des phénomènes semblables à ceux qu’il a éprouvés, mais une propriété générale, une qualité appartenant à tous les objets d’une classe déterminée, c’est ce qu’il ne peut concevoir : il ne comprend pas le mot qui désigne cette sorte d’objets. Son vocabulaire ne comprend rien des noms propres ou des sensations et des ordres actuels et déterminés, des phénomènes particuliers appartenant à un sujet individuel, et accomplis dans un certain lieu et a certain moment.