Mais comme il est doué de mémoire et de réflexion, il reconnaît que cette recherche de la jouissance présente lui cause des peines dans un avenir plus ou moins rapproché. Il s’est emparé d’un fruit appétissant, mais un autre animal a vu le même fruit, est saisi de jalousie et se précipite sur le premier. Celui-ci reconnaît qu’il a eu tort de céder à son appétit. À l’avenir, éclairé par l’expérience, il résistera à sa passion, il exercera sur lui-même une contrainte[1]. Un autre anthropoïde a ramassé une provision de fruits ; les ayant tous consommés en un jour, il souffre de la faim le lendemain. Il conçoit alors la règle de prudence qui oblige à l’économie : désormais il résistera à son appétit. Cette contrainte, cette lutte intérieure est le premier rudiment de la moralité.
Mais l’homme n’est pas fait pour vivre seul, il a des instincts de sociabilité. De même que les abeilles et les fourmis, les chevaux des Pampas et les éléphants, il tend naturellement à former une cité, Aristote a très bien appelé l’homme un animal politique. Une fois la société formée, de nouvelles règles de conduite naissent dans l’intelligence de l’être social. Il ne conçoit plus seulement son intérêt privé, il comprend confusément que son bien personnel est uni au bien général et il a une sorte de divination des intérêts de la société. De là l’idée que l’individu doit contribuer au bien social ; qu’il est bon dans certains cas que l’individu soit sacrifié, ou se sacrifie lui-même pour la société. De cette idée naissent plusieurs motifs d’agir, plusieurs freins capables de résister aux passions. Ces freins se superposent au premier frein que nous avons indiqué, celui de la crainte et de l’intérêt privé.
Les actes contraires au bien de la société sont l’objet d’une réprobation générale ; les actes utiles à la société sont récompensés par la louange. Ainsi à l’idée d’actes utiles et nuisibles se superpose celle d’actes louables et blâmables. La société se constituant sous une forme plus régulière, une puissance publique apparaît : un chef militaire, ou un homme influent par son éloquence, se fait reconnaître comme prince ou roi. Cet homme investi de l’autorité, comprenant mieux que les autres les intérêts sociaux, puisque le bien de la société se confond avec le sien propre, s’efforce de multiplier les actes utiles à la société et de réprimer les actes nuisibles.
Pour y parvenir, il établit un système de peines et de récompenses, et joint ainsi, à la sanction du blâme et de l’éloge, une sanction plus efficace et plus puissante. Nouvel élément de moralité sous la forme de loi pénale, de supplice, de prison, d’exil, ou, au contraire, de récompense civique et d’honneur, qui vient augmenter la répro-
- ↑ Spencer, The Data of Ethics, chap. VII.