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Joie du cœur et de l’esprit avec Annie… Plaisir des yeux et de la vanité avec Gisèle. Qui l’emportera ?…


IV

— Ah ! c’est vous, mon garçon ? Entrez donc… Gisèle n’est pas encore rentrée, mais je pense qu’elle ne tardera pas…

M. Nadeau, le père de Gisèle, avait ouvert lui-même la porte de l’appartement, et Yves, bien que contrarié d’apprendre que sa fiancée n’était pas là, ne put s’empêcher de sourire devant l’accoutrement de son futur beau-père. M. Nadeau, honorable commerçant en tissus d’ameublement, était veuf depuis longtemps et adorait sa fille unique. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent, à moitié chauve, avec une bonne figure rougeaude, une moustache grisonnante et des lunettes ; il était présentement en bras de chemise, avec un tablier de cretonne fleurie tendu sur son ventre rondelet, et une cuiller de bois dans la main gauche. Il guida le jeune homme vers la cuisine, en lui expliquant :

— Gisèle devait rentrer de bonne heure pour préparer le dîner, mais comme elle est en retard, j’ai jugé plus prudent de m’y mettre. Oh ! ne craignez rien, je commence à m’initier à l’art culinaire ! Vous me direz des nouvelles de mes petits pois !

Il remua gravement, avec sa cuiller, le contenu d’une cocotte posée sur le fourneau à gaz, y ajouta du sel, un peu d’eau, et posa le couvercle.

— Mes compliments ! déclara Yves. Vous allez devenir un vrai cordon bleu !

— Il faut bien ! soupira le brave homme, en s’asseyant sur une chaise et en épongeant son front. Gisèle est de moins en moins à la maison, et les affaires ne sont pas assez bonnes pour que nous ayons une domestique toute la journée. La femme de ménage ne vient que le matin. C’est quelle me coûte cher, ma fille, avec ses leçons et ses toilettes ! Je sais bien que tout ça, ce n’est pas de l’argent perdu, comme elle dit, et qu’elle le rattrapera au centuple dès qu’elle sera lancée. Mais, en attendant, c’est moi qui fais les sacrifices.

Yves l’écoutait, pensif, hochant la tête, et malgré lui, il établissait un parallèle entre la conduite de Gisèle et celle d’Annie. L’une trouvait tout naturel de se sacrifier ; l’autre jugeait les sacrifices qu’on faisait pour elle comme une chose normale et qui lui était due. Certes, il ne fallait pas dramatiser : M. Nadeau n’était pas dans la situation de Mme Vilard, il pouvait se passer du dévouement de sa