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PHILOSOPHIE ANCIENNE

elle-même, nous est représentée comme offrant certains avantages : car, si nous sommes habituellement tempérants, nous n’en éprouvons que plus de jouissance lorsque nous satisfaisons nos appétits, tandis qu’au contraire les plaisirs fréquemment répétés amènent la satiété et émoussent nos sens. Le beau lui-même n’est pas défini autrement que par l’utile : une armure est belle si elle est solide et commode, un panier à fumier est beau s’il est bien adapté à sa fin. La même idée se retrouve sous une forme plaisante dans le Banquet de Xénophon : Socrate s’en sert pour prouver que son nez camus et largement ouvert est très beau, parce qu’il est plus apte, à cause de ses dimensions, à recueillir plus d’odeurs ; ses yeux à fleur de tête sont beaux, eux aussi, parce qu’ils offrent une plus grande surface aux rayons lumineux. Il paraît difficile de croire cependant qu’un homme tel que Socrate en soit resté à une conception aussi terre-à-terre de la moralité, et l’on est tenté de supposer que Xénophon a interprété inexactement sa pensée. Tout de même il est curieux de remarquer qu’on retrouve à peu près la même doctrine dans le Protagoras de Platon, exposée, cette fois, avec toute la précision et la netteté qu’on doit attendre d’un vrai philosophe. Il s’agit de cette thèse indiquée plus haut, d’après laquelle la vertu est identique à la science ou, comme dit Platon (Protagoras, p. 361 sqq.) : La science ne peut être vaincue par les plaisirs ou par tout autre mobile. Ce qui signifie qu’il est impossible qu’un homme, sachant de science certaine où est le bien, se porte vers le mal. Pour le démontrer, Socrate établit d’abord cette proposition singulière, mais essentielle, qu’il n’y a pas de différence radicale entre le bien et l’agréable, que nous appelons bon ce qui est agréable et mauvais ce qui est désagréable. Cela étant, dire qu’un homme qui connaît le bien cède à l’attrait du plaisir, cela revient à dire qu’il est vaincu par le bien. Or cela ne peut signifier que ceci : qu’il choisit un plaisir moindre quand il pourrait en choisir un plus grand. De même, dire d’un homme qu’il préfère ce qui est mauvais à ce qui est bon, c’est dire qu’il préfère le désagréable. — En d’autres termes, du moment qu’on ne fait pas de différence entre le bien et l’agréable, le mal et le désagréable, il faudra dire que si l’on