Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
L’ŒUVRE DE SOCRATE

générales, il ne nous dit pas qu’il y ait réussi, surtout il ne nous montre pas comment il y avait réussi.

De ces divers témoignages il semble donc résulter que si Socrate a conçu nettement ce que devait être la science, il n’a pas réussi à réaliser entièrement l’idée qu’il s’en était faite. Il a bien déterminé le cadre ou la forme de la science, il n’a pu en déterminer le contenu. Cette impression, donnée par le témoignage de ses disciples, est encore confirmée, semble-t-il, par le témoignage de Socrate lui-même. Il paraît avoir eu conscience de son impuissance à réaliser la science telle qu’il la concevait. C’est ainsi que, dans l’Apologie, Platon lui fait dire qu’ayant cherché pourquoi l’oracle de Delphes l’avait appelé le plus sage des hommes, il avait fini par comprendre que, ne sachant rien, pas plus que les autres savants, il leur était du moins supérieur en ce qu’il ne croyait pas savoir ce qu’il ignorait. En toute occasion Socrate répète que ce qu’il sait le mieux, c’est qu’il ne sait rien. Dans le Théétète il déclare en propres termes qu’il est incapable d’engendrer aucune connaissance « ἄγονος εἰμὶ τῆς σοφίας » (Théétète, 157 C), et, d’après la célèbre définition de la maïeutique contenue dans ce dialogue, la méthode de Socrate consiste précisément à examiner, à mettre à l’épreuve (βασανίζειν, ἐξετάζειν, σϰήπτεσθαι, σϰοπεῖν) les idées des autres, c’est-à-dire les définitions proposées par autrui, mais non pas à proposer lui-même des idées ou des définitions. À plusieurs reprises il nous est dit qu’il excelle seulement à mettre les autres dans l’embarras : « ἀπορεῖν ποιεῖν τοὺς ἄλλους ». Dans divers dialogues, serré de près par ses adversaires, il se refuse à formuler lui-même aucune doctrine, il se borne toujours à critiquer celle des autres. Il refuse même de se soumettre aux procédés d’interrogation que lui-même fait subir à ses interlocuteurs. Socrate, dit Aristote, interrogeait, mais ne répondait pas : « Σωϰράτης ἠρώτα, ἀλλ’ οὐϰ ἀπεϰρίνετο » (Soph. elench., 183, B, 7).

On peut sans doute supposer qu’il y a quelque ironie dans cette prudence constamment observée par Socrate, et que, s’il s’obstinait à ne faire aucune réponse, il n’en avait pas moins par devers lui des opinions arrêtées et des idées de derrière la tête. Mais ce n’est là, après tout, qu’une supposition ; il est plus probable, et c’est une interprétation plus conforme aux