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PHILOSOPHIE ANCIENNE

Il résulte de là qu’il n’y a point de vérité, sinon cette vérité passagère et fuyante que nous venons de définir, et qui ne mérite pas son nom : l’entendre ainsi, c’est, au fond, jouer sur les mots. Démocrite ne voulut pas se contenter d’une conception qui, en fin de compte, ruinait la science. Il chercha la vérité ailleurs, et crut la trouver : il reconnut seulement qu’elle n’est pas aussi facile à atteindre que l’avait pensé Protagoras, qu’elle n’apparaît pas du premier coup à la surface des choses, mais qu’elle est profondément cachée. C’est probablement ce que signifiait sa formule si souvent répétée (Diog., IX, 72) : ἐν βυθῷ ἡ ἀλήθεια. On aura pris pour un aveu de scepticisme ce qui était plutôt le programme d’un dogmatisme qui se cherchait encore, et voulait l’établir en face de la critique négative de Protagoras.

Il n’y avait qu’un moyen d’atteindre cette vérité, puisque les sensations sont relatives : c’était de refuser toute valeur objective aux sensations sans distinction, de faire rentrer pour ainsi dire dans le sujet ces qualités que Protagoras avait laissées en face des sensations, avec lesquelles elles faisaient en quelque manière double emploi, et de les remplacer par d’autres toutes différentes, unies cependant aux sensations par un rapport autre que celui de la ressemblance, si bien qu’il fût également vrai de dire que les sensations nous cachent la vérité et qu’elles nous la révèlent. C’est ce que fit Démocrite, au témoignage de Théophraste et de Sextus. De Sensu, 60 (Diels, p. 516) : Δημόϰριτος ἀποστερῶν τῶν αἰσθητῶν τὴν φύσιν. — Hyp. pyr., II, 63, M., VI, 50. — VII, 135. — VII, 369. — VIII, 6 : μηδὲν ὑποϰεῖσθαι αἰσθητόν. — VIII, 56. — VIII, 184. — VIII, 355. Désormais, les sensations, au lieu d’être l’expression de réalités extérieures semblables à elles, ne sont plus que des états du sujet, πάθη τῆς αἰσθήσεως (Theoph.), des états vides, et Sextus exprime clairement cette doctrine en disant (VIII, 184) : Δημόϰριτος μηδὲν ὑποκεῖσθαι φησιν τῶν αἰσθήτῶν, ἀλλὰ ϰενοπαθείας τινὰς εἶναι τὰς ἀντιλήψεις αὐτῶν, ϰαὶ οὔτε γλυϰύ τι περὶ τοῖς ἐϰτὸς ὑπάρχειν, οὐ πιϰρὸν ἢ θερμὸν ἢ ψυχρὸν ἢ λευϰὸν ἢ μέλαν, οὐϰ ἄλλο τι τῶν πᾶσι φαινομένων· παθῶν γὰρ ἡμετέρων ἧν ὀνόματα ταῦτα. Pour la première fois, le lien qui unissait l’être à la pensée, la réalité à la représentation, était rompu : c’est un moment décisif dans l’histoire de la philosophie.