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NOTICE SUR LA VIE ET LES ŒUVRES

des hommes entre eux. Le dernier terme du progrès moral sera la suppression de la morale. — Si disposé qu’on soit à accueillir ces brillantes hypothèses, peut-on contester cependant que l’accommodation ne puisse s’établir d’elle-même ? L’organisation de plus en plus compliquée des sociétés modernes, bien loin de dispenser les hommes de l’effort personnel, leur demande, au contraire, un effort de plus en plus considérable. Horace Mann n’avait-il pas raison quand il disait : « Tout ce qui a été dit, et dit avec vérité, de l’excellence de nos institutions, si elles sont appliquées par un peuple sage, doit être renversé si le peuple est corrompu » ? Et notre Montesquieu ne disait pas que les républiques rendent les citoyens vertueux : c’est la vertu des citoyens qui soutient les républiques.

Si le progrès moral est aussi indispensable que le progrès intellectuel, et s’il ne se produit pas, comme lui, en vertu d’une loi nécessaire, il faut chercher s’il existe quelque moyen d’accroître ou tout au moins de conserver l’énergie des volontés et la force des caractères. C’est le problème que se sont posé tous les moralistes, ceux du moins qui ne s’en tenaient pas à des théories abstraites. Il est aussi ancien que la philosophie elle-même, actuel à toutes les époques, et aujourd’hui encore il n’en est pas de plus pressant pour quiconque a le souci de l’avenir de la démocratie et même de la civilisation. On ne peut s’en rapporter à la nature : elle sème sans doute dans les âmes des germes de vertu sans lesquels aucune culture ne serait possible, mais il n’est pas exact de dire avec Rousseau que l’homme soit bon au sortir de ses mains. Il faut achever l’œuvre ébauchée par elle ; c’est par l’éducation seulement qu’on y peut parvenir. Encore convient-il d’ajouter que cette éducation ne doit pas être réduite à la seule instruction. Il faut une pédagogie plus profonde, qui ne se contente pas d’accroître les connaissances et d’enrichir les esprits, mais pénètre l’âme tout entière et sache réveiller les cœurs en même temps qu’exercer les volontés. C’est ce que M. Bouillier ne se lassait pas de répéter. L’un des plus beaux chapitres de son livre est consacré au développement de cette idée. Par là on peut comprendre que le progrès moral accompagne le progrès intellectuel. Il faut seulement se défier des formules toutes faites, des lieux communs et des théories qui dispensent l’homme de tout effort. Loin de s’accomplir sans notre participation, le progrès dépend de nous à chaque instant : il est en un sens toujours précaire, toujours menacé de disparaître si l’humanité cesse de veiller sur elle-même. Il ne faut pas le considérer comme un fait naturel ou comme une loi nécessaire ;