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NOTICE SUR LA VIE ET LES ŒUVRES

génération précédente. Le trésor de l’humanité va toujours croissant. Il semble même que ce progrès se produise d’une façon continue et suivant une loi nécessaire. Mais il y a un autre élément qui n’est pas moins indispensable et qu’on peut appeler l’élément moral. À quoi servent, en effet, toutes les conquêtes de l’intelligence, si elles sont séparées du courage, de la possession de soi-même, de la fermeté du caractère, de tout ce que Montesquieu dans un passage célèbre désignait du nom de vertu ? Les meilleures institutions ne valent que par l’emploi qu’on en fait. Bien plus, les plus précieuses acquisitions de la science et de la pensée deviennent dangereuses, si elles sont mises au service de volontés débiles ou perverses. Le progrès se détruit en quelque sorte lui-même si la valeur morale des générations ne s’accroît pas dans la même proportion que leurs idées. « Corruptio optimi pessima. » Or il n’est que trop certain que la valeur morale ne s’accroît pas en même temps que les connaissances scientifiques. Ici plus de transmission possible. Les fils n’héritent pas de la vertu de leurs pères. À chaque génération tout est à recommencer. La vertu, comme le génie, est toujours une nouveauté. Et c’est pourquoi la question de savoir si un peuple est en progrès peut se poser tous les jours. Non seulement les deux éléments ne croissent pas nécessairement ensemble, mais il semble même que l’accroissement de l’un ait pour condition la diminution de l’autre. L’histoire tout entière ne nous montre-t-elle pas, en effet, que le progrès des lumières et les conquêtes de la science ont pour conséquence inévitable et comme pour rançon un affaiblissement des caractères et une diminution de l’énergie morale ? Les peuples primitifs ont plus de vertu que les races civilisées et les volontés s’amollissent à mesure que des intelligences s’affinent.

Ainsi les deux éléments nécessaires du progrès apparaissent comme opposés et sont en quelque sorte deux frères ennemis qu’il faut pourtant décider à vivre ensemble, si le progrès doit exister. Le problème serait résolu et la difficulté disparaîtrait si l’on pouvait supprimer un des deux termes, le plus embarrassant des deux, celui sur lequel il semble que nous ayons le moins de prise, l’élément moral. Les théoriciens du progrès l’ont tenté de diverses manières. Ne disons rien de la doctrine naïvement enfantine de Fourier, suivant laquelle le travail attrayant et le jeu bien combiné des attractions passionnelles dispenseront les hommes de tout effort et suffiront à les rendre heureux. Des penseurs plus sérieux tels que Condorcet, Kant lui-même, Fichte surtout dans sa Destination de l’homme, sont