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DE M. FRANCISQUE BOUILLIER

M. Bouillier se consacra tout entier pendant cette période, qui fut la plus laborieuse et la plus féconde de sa vie. Ses leçons eurent un succès retentissant. Il y a encore aujourd’hui, dans la région lyonnaise, des hommes qui se souviennent de les avoir applaudies et gardent pieusement le culte de sa mémoire. L’activité intellectuelle de M. Bouillier fut considérable. En 1844, il publia la Théorie de la Raison impersonnelle. Ce titre signifie que notre raison ne nous appartient pas en propre. Elle est la raison même de Dieu ; non pas métaphoriquement, mais à la lettre, c’est Dieu qui pense en nous quand nous connaissons les vérités éternelles. L’idée de Dieu ou, comme on disait alors, l’idée de l’infini, n’est pas, comme les autres connaissances, distincte de son objet, elle est cet objet même. Telle est la doctrine que M. Bouillier avait empruntée à V. Cousin, qui s’était lui-même inspiré de la métaphysique allemande. Il convient d’ajouter que M. Bouillier renonça bientôt à ces sortes de spéculations. Excellent psychologue, il se connaissait lui-même ; il avait mesuré ses forces, et compris que c’est dans des recherches moins ambitieuses et plus utiles qu’il trouverait le meilleur emploi de ses facultés. À cette époque où il se laissa tenter par le démon de la métaphysique, appartiennent encore la traduction du livre de Fichte, Méthode pour arriver à la Vie Bienheureuse, et une traduction de l’ouvrage de Kant sur la Religion dans les limites de la Raison.

C’est dans une tout autre direction, dans l’étude de la psychologie, de la morale et de l’histoire de la philosophie, qu’il devait trouver sa véritable voie. L’ouvrage qui fonda surtout sa réputation fut le Principe vital et l’Âme pensante.

Avons-nous une âme ou en possédons-nous deux ? Cette question, qui semble un peu étrange aujourd’hui, passionnait les esprits vers le milieu du siècle. Dans ces temps heureux, c’étaient les médecins, d’accord il est vrai avec quelques philosophes spiritualistes, qui ne pouvaient se contenter pour l’homme d’un seul principe immatériel. Avec Descartes, ils définissaient l’âme une sorte de substance pensante ; mais comme le montre assez clairement toute l’histoire du cartésianisme, il devenait dès lors impossible de comprendre qu’une telle substance ne puisse exercer aucune action sur le corps. D’ailleurs le spiritualisme de ces médecins se révoltait contre une hypothèse qui mêlerait l’âme à la vie des corps, et ferait intervenir une substance spirituelle et immortelle dans les plus basses fonctions de la vie organique. D’un autre côté, ils pouvaient encore moins souscrire à l’opinion, admise cependant par