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LE TRAITÉ DES PASSIONS DE DESCARTES

les divergences, reste commun aux deux théories — et c’est l’essentiel, — c’est que les passions au regard de l’âme ne sont que des pensées ou des idées, et qu’en somme, comme dit Spinoza, « c’est par un seul et même appétit que l’homme agit et qu’il pâtit » (pr. 4, v, schol.). — Les passions sont des idées, les appétits sont des volontés : voilà la thèse commune aux deux philosophies : et c’est Descartes qui l’a formulée le premier.

Il resterait, il est vrai, à savoir si Descartes lui-même ne s’est pas inspiré d’une doctrine plus ancienne. On pourrait peut-être trouver quelque analogie entre sa théorie et la χρῆσις φαντασιῶν des Stoïciens, d’après laquelle, ainsi qu’Épictète le répète si souvent, le bien et le mal ne sont pas dans les choses, mais dans l’opinion que nous en avons. Mais en supposant même chez Descartes une réminiscence et comme une infiltration stoïcienne, le philosophe français n’en conserve pas moins le mérite d’avoir le premier donné à cette idée une rigueur et une précision scientifiques, et, au lieu de l’envisager seulement dans son aspect moral, d’en avoir fait le principe d’une théorie psychologique et même physiologique : il a raison, en somme, quand il écrit au début du traité des Passions de l’âme : « Il n’y a rien en quoi paraisse mieux combien ces sciences que nous avons des anciens sont défectueuses qu’en ce qu’ils ont écrit des passions. Ce qu’ils en ont enseigné est si peu de chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir aucune espérance d’approcher de la vérité qu’en m’éloignant des chemins qu’ils ont suivis. C’est pourquoi je serai obligé d’écrire ici en même façon que si je traitais d’une matière que personne avant moi n’eût touchée. » — Si on songe que la conception cartésienne des passions, en supprimant la distinction de l’âme sensitive et l’âme raisonnable, en considérant les passions comme de pures idées et en établissant leurs rapports avec les mouvements du corps, a permis d’en parler comme on traite « des lignes, des plans et des solides », que, par suite, elle contient en germe toute l’Éthique et que, sans elle, l’Éthique n’eût probablement pas existé, on conviendra sans doute qu’elle n’est pas un des moindres titres de gloire du grand philosophe du xviie siècle.