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PHILOSOPHIE ANCIENNE.

repos plutôt qu’un mouvement (Éth. à Nic., VII, 15, 1154, B, 28), ἡδονὴ μᾶλλον ἐν ἠρεμίᾳ ἐστὶν ἢ ἐν κινήσει, et c’est seulement le plaisir imparfait ou commençant qui est un mouvement. En d’autres termes, le plaisir n’est pas seulement, comme on le disait avant Aristote et comme on l’a encore si souvent répété après lui, le passage d’un état à un autre, il n’est pas seulement la poursuite du bien, il est un état stable, il réside essentiellement dans la possession du bien. Sans doute les temps d’arrêts, les moments de repos sont très rares et très courts dans la vie humaine, mais le plus ou moins de durée n’en change pas la nature, et c’est ainsi qu’on peut concevoir la félicité parfaite dans la vie divine.

Par cette théorie si neuve et si hardie Aristote résout toutes les difficultés. Rien de plus aisé que de faire entrer le plaisir à la suite de la vertu dans la définition du souverain bien, puisqu’il est réel comme elle. Tout plaisir, si humble qu’il soit, pourra y trouver sa place puisqu’il n’est pas une pure apparence, et enfin Aristote le premier, et peut-être le seul parmi les philosophes, peut sans irrévérence attribuer le plaisir, ἡδονή, à la divinité. La félicité suprême est le plaisir qui accompagne la pensée éternellement consciente d’elle-même. Dieu, dans son immutabilité active (ἀκινησίας ἐνέργεια), goûte un plaisir parfait et absolu (μίαν καὶ ἁπλῆν χαῖρει ἡδονήν). Certes, de Platon à Aristote, la distance est considérable. On peut dire cependant que tous deux se sont avancés dans la même direction : le maître a frayé la voie au disciple en établissant d’abord, contre les cyniques, que le plaisir est quelque chose de réel, et en soutenant ensuite, contre Aristippe, qu’il faut, pour rendre compte du vrai bien, quelque chose de plus qu’un simple phénomène. Platon n’a pu aller jusqu’au bout de sa pensée ; Aristote l’a complétée et achevée, semblable à ces artistes grecs qui refaisaient les œuvres de leurs maîtres en y ajoutant quelques détails, en perfectionnant quelques parties ; et l’art toujours renouvelé et toujours fidèle à lui-même s’élevait d’un mouvement continu à une perfection toujours plus haute. Ainsi Platon est d’accord avec Aristote en disant qu’il y a des plaisirs réels ou de bons plaisirs, et en faisant entrer le plaisir dans la définition du souverain bien.