Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/228

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
PHILOSOPHIE ANCIENNE.

comme n’étant ni l’un ni l’autre. D’ailleurs tout plaisir est mouvement, l’état qu’on définit comme intermédiaire est un repos, il n’est donc pas un plaisir. Il est facile d’expliquer l’illusion de ceux qui s’y trompent. Il y a dans les choses un haut, un bas et une région moyenne. Si l’on suppose un homme qui s’élève du bas vers la région moyenne sans apercevoir l’autre extrémité, il pourra croire et dire qu’il a monté et atteint la région supérieure, quoiqu’il soit en réalité au milieu. De même l’homme qui est délivré d’une douleur croit avoir atteint le plaisir, tandis qu’il n’est qu’à mi-chemin entre le plaisir et la douleur. Le vrai plaisir, selon Platon, est un état positif puisqu’il est un mouvement déterminé, mais ce nom ne convient qu’aux états qui sont agréables en eux-mêmes sans avoir pour condition un désir ou une souffrance. Tels sont, pour ne parler que des plaisirs du corps, ceux que procurent une bonne odeur, un son agréable, de belles formes. Tels sont surtout les plaisirs de l’âme. À la vérité ils sont moins vifs que les plaisirs mélangés de douleur, mais ils sont plus purs. Ceux qui leur préfèrent les plaisirs mélangés commettent la même erreur que ceux qui prennent du gris pour du blanc (585, A). « Ainsi ceux qui ne connaissent ni la sagesse ni la vertu, qui sont toujours dans les festins et dans les autres plaisirs sensuels, passent sans cesse de la basse région à la moyenne et de la moyenne à la basse. Ils sont toute leur vie errant entre ces deux termes sans pouvoir jamais les franchir. Jamais ils ne se sont élevés jusqu’à la haute région ; il n’ont pas même porté leur regards jusque-là, ils n’ont point été véritablement remplis par la possession de ce qui est, jamais ils n’ont goûté une joie pure et solide ; mais, toujours penchés vers la terre comme des animaux et ayant les yeux toujours fixés sur leur pâturage, ils se livrent brutalement à la bonne chère et à l’amour, et se disputant la jouissance de ces plaisirs, ils tournent leurs cornes et ruent les uns contre les autres, et ils finissent par s’entre-tuer avec leurs sabots de fer et leurs cornes dans la fureur de leurs appétits insatiables…, ils se battent pour les posséder comme les Troyens se battirent, selon Stésichore, pour le fantôme d’Hélène faute d’avoir vu l’Hélène véritable » (Rép., IX, 586, A, C).