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PHILOSOPHIE ANCIENNE

peine d’être expressément indiqué ; or on ne trouve dans son œuvre aucune formule explicite de cette doctrine[1]. Ce n’est

  1. Parmi les textes cités par M. Lutoslawski, un seul serait décisif si l’interprétation qu’il en donne était exacte, c’est le texte du Timée (27, D) : τὸ ὂν ἀεί, γένεσιν δέ οὐκ ἔχον… νοήσει μετὰ λόγου περιληπτόν, ἀεὶ κατὰ ταὐτα ὀν. M. Lutoslawski interprète ainsi ce passage, p. 477 : « We see that he repeatedly represents the ideas as included in thought ». Il est évident que περιπλητὸν désigne ici non pas l’être compris ou enfermé dans une pensée, mais au contraire l’être existant en soi ou séparé en tant qu’il peut être saisi ou compris par la pensée humaine accompagnée du raisonnement (cf. ibid., 28, C) : τὰ δ’ αἰσθητά, δόξῃ περιληπτὰ μετ’ αἰσθήσεως. C’est exactement la même doctrine que dans le VIe et le VIIe livre de la République. Comment croire, d’ailleurs, que des expressions telles que τὸ ὂν, γένεσιν οὐκ ἔχον, κατὰ ταὐτὰ ἔχον, et tant d’autres semblables désignent des pensées et non des Idées, au sens que Platon a coutume de donner à ce mot dans le Phédon et la République. Les textes invoqués par M. Lutoslawski prouvent directement contre lui. Il n’y a pas l’ombre d’une différence entre la doctrine formulée dans la République et celle du Timée, bien que ce dernier dialogue ait surtout pour objet le devenir ou l’explication du monde sensible (27, A).

    Au surplus, dans la thèse qu’il soutient avec tant d’érudition et de conviction, M. Lutoslawski semble confondre en une seule deux interprétations cependant fort différentes. Tantôt, comme on l’a vu dans les passages cités plus haut, il considère les Idées platoniciennes comme des notions formées par l’entendement humain, et il rapproche Platon de Descartes et de Kant, tantôt, comme quand il interprète le Timée ([{{{1}}}]477), il les définit des pensées de Dieu : — « nothing else… than God’s thoughts… first existent in God’s mind » ; il est vrai qu’il ajoute un peu plus loin que nous les reconnaissons en nous-mêmes (p. 478) : « by our own soul’s activity ». Il y a là cependant deux points de vue fort différents. On ne serait fondé à dire que Platon a abandonné à la fin de sa vie la théorie des Idées que si on adoptait la première interprétation, c’est-à-dire si on considérait les Idées, non comme des êtres transcendants et séparés, mais comme de simples notions humaines. Dire que les Idées platoniciennes sont des pensées de Dieu, des modèles éternels et immuables d’après lesquels le monde a été façonné, ce n’est pas renoncer à la doctrine du Phédon et de la République, puisque nombre d’interprètes, tels que saint Thomas et Stallbaum, l’ont précisément entendue de cette manière. Il reste alors, il est vrai, à résoudre la question de savoir comment un philosophe tel que Platon a pu considérer les Idées à la fois comme des choses en soi et comme des pensées de Dieu. C’est, avec le problème de la participation, la plus grande difficulté que présente l’interprétation du platonisme. Nous ne croyons pas que M. Lutoslawski l’ait résolue en supposant que Platon a abandonné à la fin de sa vie la thèse qu’il avait soutenue avec tant d’éclat à l’époque de sa maturité. Selon nous, il y a ici un problème mal posé. Il n’y a pas une seule ligne dans Platon, où il soit dit explicitement que les Idées sont des pensées de Dieu. Dans presque tous les dialogues, au contraire, les Idées sont représentées comme des êtres en soi. La critique n’a donc pas à concilier une thèse que Platon n’a jamais formulée avec une thèse qu’il a maintenue jusqu’à la fin de sa vie. Cette dernière seule doit être prise en considération ; les Idées, et surtout l’Idée du Bien, qui les domine toutes, sont des êtres, véritablement existants et transcendants. C’est d’ailleurs en