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PHILOSOPHIE ANCIENNE

l’amour est étroitement liée à celle du véritable philosophe. Il a indiqué, in abstracto et en général, sa mission et son rôle, qui est d’enseigner la vertu. Il s’agit maintenant de nous montrer le même philosophe à l’œuvre et pour ainsi dire en chair et en os, vivant et parlant parmi les hommes. Il y a entre les deux parties du dialogue le même rapport qu’entre l’abstrait et le concret, la théorie et la pratique, le principe et l’application. L’idéal est descendu du ciel pour se réaliser sur la terre : c’est Socrate qui le personnifie. On nous a montré qu’il ne sait qu’une chose : l’amour, et qu’il se déclare lui-même scrupuleusement fidèle à ses lois. Faire l’éloge de Socrate, c’est donc encore faire l’éloge du véritable philosophe et par là-même de l’amour ; en dépit de l’apparence, le sujet du dialogue reste donc toujours le même.

Dans le portrait que trace Alcibiade on a bientôt fait, à travers toutes les folies ou toutes les exagérations dont il le surcharge, de démêler le fond sérieux et la véritable intention de l’auteur. Platon a soin de nous avertir avec une insistance remarquable qu’il ne dit rien que la vérité et qu’il défie toute contradiction. Le même souci de la vérité et de l’exactitude que Socrate a montré lorsqu’il a opposé à l’éloge sans restriction des sophistes un éloge tempéré et accompagné de réserves, Alcibiade le montre à son tour en parlant de Socrate lui-même : « Je dirai la vérité, dit Alcibiade, vois si tu y consens. — Si j’y consens ? je l’exige même. — Je vais t’obéir, répondit Alcibiade. Mais toi voici ce que tu auras à faire : si je dis quelque chose qui ne soit pas vrai, interromps-moi si tu veux, et ne crains pas de me démentir, car je ne dirai sciemment aucun mensonge » (214, E). Et un peu plus loin : « Socrate croira peut-être que je cherche à faire rire ; mais ces images auront pour objet la vérité — si je ne craignais de vous paraître tout à fait ivre, je vous attesterais avec serment… — Il faut que je vous dise la vérité tout entière ; soyez donc attentifs, et toi, Socrate, reprends-moi si je mens. Pour ce qui suit vous ne l’entendriez pas de moi, si d’abord le vin avec ou sans l’enfance ne disait pas toujours la vérité selon le proverbe, et si ensuite cacher un trait admirable de Socrate après avoir entrepris son éloge ne me semblait injuste… — Sur tout cela, Socrate, je crois que tu ne me démentiras pas ?