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Me reconnaissez-vous telle que me voilà ?
D’où vient que Dieu me frappe avec tant de colère ?
Dit-elle ; j’ai prié tout ce jour pour lui plaire,
Et quand j’avais fini de prier, je filais,
Tandis que votre père et le neveu Lilèz
Travaillaient dans le champ, et que vous, sans relâche.
Mes filles, vous faisiez au lavoir votre tâche.
Le soir, me sentant froid, dans le mil, au soleil,
Je suis venue ici prendre un peu de sommeil.
Je m’étais donc couchée à ce soleil d’automne.
Mais en me réveillant, Jésus ! la Fille-Jaune
Était là, face à face, avec ses yeux ardents :
Comme un pauvre en hiver, elle claquait des dents ;
Des trous de ses habits sortait une odeur aigre ;
Et j’aurais pu compter ses os, tant elle est maigre
Elle est restée une heure assise dans le blé.
Ses dents claquaient si fort qu’à mon tour j’ai tremblé ! »
Ma digne mère ainsi parla ; mon âme vaine
Comprit comment une autre avait porté sa peine.
À présent vous savez mes péchés, et pourquoi
Je vais prier si loin, et pour elle et pour moi. »

La barque cependant courait, et chaque houle
Comme un grand linceul blanc qu’on roule et qu’on déroule
S’ouvrait sous le navire, et puis, se refermant,
Sur les grèves au loin s’étendait lentement.
Les marins regardaient, tout brûles par le hâle.
Ce prêtre devant eux leva sa face pâle.
Et de cette voix creuse, avec ce froid regard,
Auxquels on reconnaît chez nous un Léonard :
« La triste mer ! dit-il, la mer sombre et terrible !
Quand elle n’est point triste, hélas ! qu’elle est horrible !