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Dont le père, ô Lilèz, déroba votre bien,
Revenait de la foire ; il était morne et sombre,
Car, dans un cabaret où des gens en grand nombre
Buvaient, il entendit se dire à demi-voix
Que les fils n’iraient pas fiers comme des bourgeois
Si les pères, laissant les bornes à leur place,
N’agrandissaient leur champ par ruse et par audace.
Il comprit ce discours, mais ne répondit rien,
Estimant dans son coeur son père homme de bien,
Et cependant sa mort, et volontaire et noire,
Toujours, chemin faisant, lui venait en mémoire.
Il marchait donc pensif et seul, pendant la nuit,
Lorsque, longeant son pré sur le coup de minuit,
Un soupir étouffé, comme la plainte sourde
D’un homme qui transporte une charge trop lourde,
Le réveille ; et la lune alors se dévoilant,
Il voit parmi les foins errer un spectre blanc.
Ce fantôme portait dans ses bras une pierre ;
Et, justice de Dieu ! c’était son pauvre père !
Le champ qu’il usurpa, cause de ses douleurs,
Cette nuit il allait l’arrosant de ses pleurs ;
Et promenant partout la borne sacrilège,
Il disait, sans trouver sa place : « Où la mettrai-je ? »
Pour Ronan, il signa son front, et, comme un fou,
Erra jusqu’au lever du jour sans savoir où ;
Mais il revint au pré dès que la nuit fut close,
Et, Dieu l’ayant permis, il vit la même chose.
Dès lors ne doutant plus, et la mort dans le cœur,
Il courut jusqu’au bourg chercher son confesseur.
 
« De ceux qu’il rencontra durant ces deux journées
Nul ne le reconnut, comme si trente années