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No 1439
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LES ANNALES

Donc, un jour, parce que le vieillard, sédentaire et désœuvré, avait trop vécu, trop égaré son âme dans cette chambre, parce que ses yeux et le fluide de ses doigts avaient trop pénétré d’influences humaines la fièvre mystérieuse de ce marbre, une chose effrayante arriva. On ne peut dire que la statue vécut, elle ne s’anima point. Elle ne reçut ni la lumière, ni la voix, ni le mouvement, et, pourtant, quelque chose d’humain s’était pris, enfermé dans ce bloc.

Voici, d’abord, ce qui se passa :

Cette nuit-là, il y eut un orage. Le tonnerre broya longtemps, fit crouler et s’abîmer tout ce qui résiste dans les airs. Il est possible que la foudre tomba, mais, certainement, pas sur la maison. Or, la statue avait la joue et la main contre terre ; par son socle en planches, habillé de peluche rouge, et qui tremblait sous elle, par tout son corps allongé, elle perçut l’inconcevable ébranlement. Ce fut terrible, soudain, et merveilleux : ce fut la Vie. Toute la nuit, la statue s’extasia. Elle se faisait encore plus couchée, plus sensible à la terre, plus proche du mystère nouveau. Qu’on imagine dans une tombe, après l’oubli des siècles et des siècles, le premier souvenir, la vie reconnue à son premier frisson…

Elle ne voulut plus du sommeil. Toute au jouet merveilleux de ses nerfs nouveaux, elle sentit comme on s’enivre, éperdument. Une chose indicible habitait cette pierre, ce qui, proprement, est une âme : l’attention. La statue attentive écoutait, écoutait de toute sa chair frémissante, de son jeune cœur imitatif, les grands coups que frappe la Vie.

Cela dura vingt-quatre heures. Ensuite, il se fit un silence et plus rien ne trembla. La statue fut si seule et immobile dans son marbre, qu’elle pensa retourner à la mort. Mais, avec le premier bonheur, une confiance était née, elle espéra dans le nouvel émoi. De toute la patience des êtres qui montent à la Vie, elle attendit.

Et le miracle se renouvela. Le jour qui vint après cet orage, un grand jour de juin, fut brillant et brûlant. La statue, qui ne dormait guère, connut, dès l’aurore, un nouveau tressaillement. Cela ne ressemblait pas à l’autre. Elle n’eût pas découvert, comme pendant l’orage, qu’elle avait un cœur et des membres vivants ; mais, haletante, elle subissait la douceur posée sur son front. Elle s’étonnait qu’on pût ressentir du calme et, quand la chaleur monta, glissa du front sur la joue, baignant d’heure en heure un peu plus du corps attentif, la nouvelle vivante apprenait déjà tous les pourquoi des hommes, elle réfléchissait. Quand le soleil eut atteint midi, il fit un pas vers le couchant. Pendant sa retraite de sept heures, elle le sentit passer, de son visage refroidi à la pointe nue de son pied rivé, et l’immobile apprit ainsi le mouvement et l’espace, et le temps, et les jours, et les saisons.

Elle apprit encore bien d’autres choses, car l’infini du monde est dans toute sensation, et il faut l’incroyable inattention des hommes pour imaginer l’épuisement d’un prodige. Mais une statue aux yeux clos, aux oreilles non distraites, une statue qui ne bouge pas… Elle était très intelligente, comme tous ceux qui sont seuls, à qui l’on n’a rien expliqué, et c’était déjà toute la science et toute la poésie humaines, que l’application de cette dormeuse à comprendre et à ressentir.

Elle ne s’ennuyait pas, car jamais elle ne pensait : « Je voudrais. » Comment aurait-elle su qu’en elle, émerveillée d’être vivante, il y avait déjà tant de morts ? Savait-elle Marie Lenéru
Mlle Marie Lenéru.
que les yeux s’ouvrent, que les oreilles tressaillent, que les narines aspirent et que les lèvres boivent ? Les hommes pleurent-ils les organes prodigieux qui leur manquent, les sens inconnus qui tirent de ce monde des joies auprès desquelles leur lumière et leurs sons ne seraient que d’informes et superficiels tâtonnements ?

Mais la plus grande aventure n’était pas arrivée. Jusqu’ici, la statue, à l’étonnement près, qui est le propre de l’homme, n’avait guère eu que la vie des créatures primaires, bornées à leurs rapports cosmiques : la terre et le soleil, le soleil et la terre.

Or, un jour, La Dormeuse trembla. Ce n’était plus l’orage, et, pourtant, la terre s’émouvait. Ce fut net, pesant et suivi ; rien de l’incohérence, des rabâchements de la tempête, et d’une précision telle qu’elle connut la première frayeur. Elle avait deviné l’intention, reconnu le mouvement volontaire, comme l’Abandonnée dans son île, découvert un pas humain.

Cela vint tout près d’elle. Le vieux sculpteur, qui rentrait de loin, avait, sans doute, ses chagrins de créature complète. Par enfantillage de souffrant, il prit la main de sa statue et la serra comme la main d’une vraie femme. Elle était stupéfaite. Petite chose neuve et froide, comment aurait-elle compris ce qu’on lui demandait ? Ignorant la réponse émouvante des regards et la cordialité des voix humaines, elle était dure, farouche et sereine. Elle n’apprit que lentement à aimer son sculpteur. Il fallut qu’il revînt souvent, qu’avec ses lèvres, son vieux front et même ses larmes il enseignât cette élève en humanité. Mais, alors, quel changement, et quel besoin de la présence… Elle qui n’avait pas les bruits rassurants de ce monde et l’intimité des choses quotidiennes, elle s’attacha à l’homme comme au seul être familier.

Heureusement, elle était près de la fenêtre, et le vieillard aussi aimait la chaleur du soleil. Quand il parlait avec des visiteurs et qu’il posait un coude au socle de La Dormeuse, elle soupçonnait très bien le mystère articulé des voix, et les intonations humaines s’interprétaient si vives, le sens émotionnel en était si tôt découvert que, pour la première fois, elle eut un doute, et la pauvre statue, dont les lèvres instinctivement vibraient, se dit qu’elle pourrait bien être muette. Elle fit un grand progrès, ce jour-là, car la souffrance n’est pas une petite découverte, et la première douleur humaine — ceci est bien affaire de dates — fut de ne pas encore s’exprimer. Sans doute, elle ignorait qu’elle n’entendait point ; mais, ne pas entendre, c’est d’abord se taire.

À ceux qui s’étonneraient de l’éveil de cette pensée ignorant tout des langues humaines, qui découvrait et sentait, privée du guide bavard des mots, je répondrai que la parole intérieure est la plus inutile, que si nous ne pensions avant d’avoir fait nos phrases, comment irions-nous vers elles ?

Seulement, la vie devenait fatigante. Quel effort et quelle tension pour répondre au calcul impérieux des sensations répétées, combinées, semblables et dissemblables, et sans la commode algèbre des mots ! Tout le travail d’une âme en quête de la vie, qui doit refaire à elle seule le chemin d’une humanité. Elle connut la grande tentation des statues aux yeux clos :

Je veux dormir et veux être de marbre.

Mais la vie, une fois conquise, ne se perd plus que dans la mort, et qu’une statue puisse être vivante, la chose encore s’est vue ; seulement, on a oublié de nous dire si, en pareil cas, elles deviennent mortelles.

Une chose l’impressionna beaucoup. Elle s’était crue si savante !

— Je n’apprendrai plus rien aujourd’hui, se disait-elle. Je peux commencer le beau palais que je veux construire avec tout ce que je sais.

Or, il y eut un mouvement, on parlait, une discussion pleine de rumeurs, sur La Dormeuse, peut-être, car on se tenait de si près que les gestes, à chaque instant, l’effleuraient. Oui, ils parlaient bien d’elle, le vieux sculpteur et son élève, et, tour à tour, la vieille main, indécise, et la jeune main, décidée, pressaient le marbre de leurs contacts et de leurs démonstrations.

Comment n’avait-elle pas remarqué ces différences ? Déjà, dans la rude éloquence des pas, dans ces rumeurs quotidiennes et nuancées qu’ils semblent tirer de leurs poitrines, elle avait su distinguer les êtres entre eux ; mais, comment, ô jeunesse ! si ce n’est qu’à tous vous appartenez une fois, fûtes-vous la découverte de cette âme hermétique ?

— Je voudrais être jeune, pensa la statue.

Et, ce jour encore, elle s’éleva de beau-