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LA VIE DE FAMILLE

tant je me sentais irritée de sa manière de procéder, tandis qu’évidemment il n’y trouvait, ainsi que la mulâtresse, rien de blessant. C’est la coutume ici. Mes questions à cette pauvre marchandise humaine se bornaient principalement à demander aux esclaves d’où ils venaient. La plupart arrivaient du Missouri et du Kentucky ; leur gardien m’accompagnant constamment, il m’était impossible de leur demander des détails biographiques, et, dans tous les cas, je n’aurais pas été certaine ici de la vérité de ceux que j’aurais pu obtenir.

Dans une autre de ces maisons à esclaves, j’ai vu un homme dont je n’oublierai pas l’aspect et l’expression, quand je vivrais un siècle encore. Les esclaves paraissaient être sa propriété ; mon compagnon lui demanda la permission, pour moi et pour lui, de les voir ; il y consentit, mais d’un air, et en me lançant un regard terrible, comme s’il eût voulu me pulvériser. C’était un homme d’une taille herculéenne et d’une beauté extraordinaire ; il avait une tête de Jupiter, mais la majesté et la douceur étaient remplacées par une dureté véritablement épouvantable. On aurait pu parler justice et humanité à une dalle aussi bien qu’à cet homme. L’expression roide de ses yeux bleu foncé, ses lèvres fortement serrées, annonçaient qu’il avait mis le pied sur sa propre conscience et un terme à toute espèce de doute et d’hésitation ; qu’il bravait le ciel et l’enfer ; qu’il lui fallait de l’argent ; que, s’il avait pu briser dans sa forte main l’humanité entière pour la métamorphoser en argent, il l’eût fait avec plaisir. Le monde entier n’était pour lui qu’un moyen d’avoir de l’argent ; peu lui importait qu’il croulât, pourvu qu’il pût rester assis sur ses ruines, en étant un homme riche, l’unique homme riche et puissant de la terre. Si j’avais voulu peindre l’égoïsme complet et