Page:Bremer - La vie de famille dans le Nouveau-Monde vol 2.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
180
LA VIE DE FAMILLE

de la beauté ; cependant l’élégance et les bonnes proportions les distinguent toutes, l’ordre, la propreté règnent partout. « Vivez-vous contents et heureux ici ? » demandai-je dans une boutique à un jeune commis qui paraissait fort bien. « Oh ! oui, en vérité ! répondit-il avec franchise et cordialité ; nous avons de bons amis, de bons voisins, tout est bon. Nous ne pouvons rien désirer de mieux. » Bonheur et satisfaction bien rares !

Le jour suivant, nous allâmes avec chevaux et voiture (manière de voyager qui commence à n’être pas commune) à Trenton, pour voir la chute, cousine du Niagara sous le rapport de la célébrité ; sauvage et violente, elle se précipite d’une hauteur d’un demi-mille anglais assurément. Cette masse, qui a la couleur d’un vin de Sherry clair, s’élance entre de hautes et sombres montagnes, de redans en redans, avec un fracas des plus sauvages. Elle brille au soleil, se précipite dans l’abîme, bondit sur des blocs de rochers et des troncs d’arbre ; arrache, entraîne tout ce qu’elle trouve sur sa route, disperse à droite et à gauche une poussière d’eau sur la forêt qui reste pour ainsi dire sans voix et tremblante devant le procédé violent de ce puissant héros gigantesque. C’est magnifique, mais bruyant, trop dépourvu de réflexion. On est assourdi par le bruit, presque aveuglé par l’impétuosité avec laquelle ces masses d’eau se précipitent ; on s’en fatigue comme de quelque chose de déraisonnable, malgré sa beauté. On n’entend point ses propres pensées, encore moins celles des autres, quand même ils crient dans votre oreille ; la fureur du géant couvre la voix, enivre, subjugue. C’est uniquement dans sa couleur transparente et enflammée que je vis le feu divin, et lorsque, placée sur une terrasse de rocher, à côté de la chute, j’ôtai mon chapeau et me laissai mouiller par la