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LA VIE DE FAMILLE

jeune fille. Tout en aimant la magnificence et la grandeur dans sa manière de vivre et ses habitudes, elle sait par intervalle être plus simple qu’une paysanne. À la campagne elle est souvent habillée en homme et court dans les champs et les forêts. Il lui est arrivé un jour d’amener elle-même une vache chez mademoiselle Catherine Sedgewick, qui avait perdu la sienne et qui reçut ce cadeau de la « sublime Fanny. » (Madame Kemble habite dans le voisinage de mademoiselle Sedgewick ; toutes deux s’aiment beaucoup.) Madame Kemble sait exprimer les pensées les plus nobles ; cependant elle manque parfois d’une certaine délicatesse féminine, et ne me paraît pas comprendre la valeur réelle de son sexe ; mais elle comprend Shakspeare admirablement, et je n’oublierai jamais son Brutus, sa Cléopâtre mourante.

Après la lecture du matin, samedi dernier (j’avais avec moi Marie Lowell), j’ai invité madame Kemble à venir se rafraîchir chez moi avec les Lowell. Elle vint remplie d’une vie écumante, échauffée par la lecture, le succès, l’animation de tous les auditeurs. Son regard paraissait embrasser le monde entier, et l’on aurait dit que ses narines ouvertes attiraient toute la riche vie de l’univers. Le hasard voulut que Laura Bridgeman, étant venue me voir avec sa gardienne, était assise dans mon petit salon au moment où madame Kemble entra. Celle-ci n’avait jamais vu l’aveugle sourde-muette, et fut tellement enthousiasmée à l’aspect de cette pauvre nature captive, qu’elle passa plus d’un quart d’heure à la contempler, tandis que de grosses larmes roulaient continuellement le long de ses joues. Laura était plus pâle et plus tranquille que d’habitude, et l’on peut difficilement se représenter un plus grand contraste que celui de ces deux êtres, de ces deux vies ; Fanny en pos-