Mais hélas ces temps de béatitude passèrent rapidement et comme un songe pour faire place à une époque où tous les genres de calamités ont semblé se réunir et se liguer pour empoisonner mes dernières années. J’ai perdu successivement et de la manière la plus cruelle tout ce qui m’était cher. J’ai été et je suis un échantillon de toutes les souffrances humaines, ce qu’on va voir par la suite de l’événement.
Mon père était encore dans la force de l’âge lorsque, par suite d’un anévrisme au cœur, j’eus la douleur de le perdre le jour avant d’accoucher de ma fille dont l’arrivée en ce monde semble avoir été marquée par la fatalité qui la poursuit aujourdhui. Existeroit-il donc des êtres désignés par le sort pour souffrir sans relâche ? Mon désespoir fut violent ; mais j’étais entourée d’êtres si chers à mon cœur, je trouvais tant de bonheur à nourrir moi-même ma fille, qu’à mes regrets cuisans succéda peu à peu une mélancolie douce et supportable. Déjà je respirais de ce choc terrible lorsque mon mari fit une maladie de dix huit mois que détermina la sortie d’une balle qu’il avoit reçu à l’armée et qui étoit restée 15 ans dans son cerveau. Il se rétablit en apparence pendant quelques mois ; mais cette balle avoit lésé l’organe et je m’apperçus avec douleur qu’il y avoit absence totale de raisonnement : les médecins ne me laissèrent même aucun espoir de guérison. Que devais-je faire dès lors ? Dire adieu aux distractions, aux plaisirs bruyans, aux sociétés qui pourroient me détourner des soins l’état de mon pauvre Branchu exigeoit, c’est ce que je fis ; Je me dévouai toute entière à son infortune. J’y trouvais des charmes si j’ose m’exprimer ainsi. Branchu dans ce qu’il avoit conservé du sentiment de l’existence n’étoit troublé par rien, il étoit heureux dans le cercle de facultés qu’il conversoit, et ce bonheur il me le devoit. Mais à côté de cette consolation, j’éprouvais une grande peine, celle de lui voir dissiper nos économies.
Cet être excellent, ce père sage, qui, peu avant, ne pensoit qu’au bien-être de sa famille ne rêvait plus que dépenses toutes plus exagérées les unes que les autres et qui se renouvelloient pas seulement chaque jour, mais à chaque instant du jour, toutes ces dépenses au reste étoient pour moi, j’étais, à mon tour, l’unique but de ses pensées ; il vouloit disoit-it, me surprendre agréablement. Il m’achetoit des landeaux, des calèches, des chevaux, me louoit des appartemens de 4, 5 et 6 mille francs. Nous avions une maison sise au fond de l’impasse d’Argenteuil ; pendant un tems il voulut la rendre, il l’offroit à vil prix à