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Manuscrit de Madame Branchu artiste de l’Opéra


Je suis effrayée de la tâche pénible mais nécessaire qui m’est imposée. Des larmes amères effaceront bien des endroits de mon triste récit ; la douleur me fera suspendre des détails auxquels plus tard je serai ramnée ; des redites, des longueurs, point d’ordre, tout cela fatigueroit l’attention d’un lecteur ordinaire, mais ma narration s’adresse à l’orateur éloquent, à l’homme sensible que le ciel m’a fait trouver dans mes désastres : il pardonnera, il préférera même le défaut d’art en faveur de la vérité.


Mon père américain descendoit d’une famille honorable dans laquelle la loyauté et les vertus étoient héréditaires, il fut envoyé en France pour son éducation, et fort jeune il fit les campagnes de Hanovre comme volontaire sous son père et sous les ordres de M. le comte d’Estaing. Lors du bouleversement de St. Domingue, il perdit sa fortune, et afin de pouvoir élever convenablement sa famille il reprit du service.

Mes parens malgré leur gène qu’ils croyoient passagère soignèrent, autant que possible, mon éducation ; sans croire cependant qu’elle dût jamais me servir de ressource. On m’accordoit une excessive facilité ; j’avais surtout beaucoup d’envie d’apprendre ; j’attendais les leçons avec impatience, Je les dévorais avec avidité, elles étoient pour moi plus qu’une partie de plaisir pour les autres enfants, je travaillais jour et nuit. Ajoutez à cela une imagination très vive, une soif des arts que mon père lui même cultivoit et aimoit avec passion. Il étoit entouré des plus grands artistes du tems, qui se firent un plaisir de développer par leurs conseils et quelques leçons d’amitié les heureuses dispositions que je tenais de la nature. J’eus le bonheur de profiter de ce concours de circonstances au delà même de tout espoir : à neuf ans j’étais déjà très bonne musicienne, et d’une force extraordinaire, pour mon âge, sur le piano.

Mes parens ne se bornèrent pas à cultiver ces séduisantes facultés, ils firent germer, en moi, de bonne heure, les principes d’honneur, et ceux de la religion, sans lesquels il s’est point de félicité parfaite. Je me fais gloire de les avoir suivis toute ma vie. Ils m’ont donné la force, le courage, et la résignation nécessaires pour supporter les affreux malheurs qui m’accablent