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LES OISEAUX DE PROIE

« Là s’arrêtent mes extraits de la correspondance de Mme Haygarth. Ils sont très-intéressants pour moi, comme évoquant l’ombre vague d’une existence éteinte ; mais qu’ils puissent jamais valoir la peine d’être produits comme une preuve en justice, c’est une autre affaire. Sans aucun doute cette miniature, qui a jeté tant de consternation dans l’esprit de la rigide Rebecca, n’est autre que le portrait de Molly, dont les yeux m’ont rappelé ceux de Charlotte.

« Pendant que je copiais les précieuses épîtres de Mme Rebecca, les choses que j’écrivais me sont apparues avec la netteté d’un tableau. Je voyais la chambre bleue dans cette soirée du dimanche ; les graves époux assis, avec un air compassé, l’un en face de l’autre ; les magots chinois sur la cheminée ; les carreaux hollandais bleus et blancs avec d’originales figures trapues de citoyens flamands à pied et à cheval ; deux chandelles éclairant faiblement la table aux longs pieds minces ; deux pauvres flammes pâles qui se reflétaient lugubrement sur les noirs panneaux polis de la boiserie ; la grande Bible ouverte sur une table voisine ; le vieux pot à bière en argent, et les couteaux et les fourchettes aux manches en corne de cerf sur la table, attendant le souper ; la solennelle horloge faisant entendre dans un coin son tic-tac, et au milieu de tout cela Matthieu se lamentant au souvenir de sa jeunesse passée !

« Je suis devenu étrangement romanesque depuis que je suis tombé amoureux de Charlotte. Il fut un temps où je n’aurais ressenti qu’un mépris moqueur pour les lamentations du pauvre Matthieu, mais maintenant j’éprouve pour lui une sorte de tendresse triste, et je prends plus d’intérêt à sa vie terre à terre, à ce portrait, à ces deux boucles de cheveux, qu’au plus émouvant roman