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LES OISEAUX DE PROIE

belles bottes vernies n’étaient plus qu’une éponge. Le froid qu’il avait pris détermina une violente fluxion de poitrine. Ce fut alors qu’une femme le prit sous sa protection et se mit en tête de le sauver, offrant à ce viveur, sur sa fin, son exquise tendresse.

L’ange qui consola le vagabond désespéré et accablé n’était qu’une pauvre fille ignorante et de basse extraction. Elle se nommait Anna Kepp. Elle servait le capitaine, dans sa chambre, depuis qu’il demeurait chez sa mère, mais il n’avait pas pris garde à elle plus qu’aux filles de couleur qui le servaient lorsqu’il était dans l’Inde avec son régiment. Paget avait été un coureur, un duelliste, un réprouvé dans les beaux jours passés, mais il n’avait jamais été très-libertin, et il ne savait pas que la jeune fille, qui lui apportait son déjeuner et fléchissait sous le poids du seau à charbon qu’elle déposait dans sa chambre, était une des plus jolies filles qu’on pût voir.

Le capitaine était tellement aristocrate, que pour lui la beauté, sans l’éclat des diamants et la richesse des atours, n’était plus la beauté. Il attendait pour la reconnaître que le domestique l’eût annoncée par son nom et que le sourd murmure d’approbation d’une société de gens bien élevés eût acclamé son entrée avant de fléchir le genou devant elle. Les beautés dont il se souvenait avaient reçu leurs lettres de créances des mains du Prince Régent, et s’étaient accumulées en se succédant dans les hôtels splendides des Devonshire et des Hertford. Comment ce célibataire fané et râpé aurait-il su que cette jeune fille vêtue d’une pauvre robe de coton, avec ses cheveux rejetés en arrière, son pâle visage, ses joues barbouillées de taches noires, était d’une beauté ravissante ? Ce ne fut que pendant les heures monotones de