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DE LADY AUDLEY

particulier qui, en lui permettant d’avancer dans la vie avec un contentement parfait et une jouissance tacite, défendait à ses sentiments une étincelle d’enthousiasme sur un sujet quelconque.

« Quant à tomber amoureux de quelqu’un, pensait quelquefois la jeune fille, cette idée est trop absurde. Si toutes les divinités de la terre étaient rangées devant lui, attendant qu’il leur jette le mouchoir, il se contenterait de relever ses sourcils jusqu’au milieu du front et de leur dire de se le disputer. »

Mais, pour la première fois de sa vie, Robert était presque enthousiaste.

« C’est la plus jolie petite créature que vous ayez jamais vue de votre vie, George, s’écria-t-il, lorsque la voiture fut partie et qu’il eut rejoint son ami. Quels yeux bleus, quelles boucles, quel ravissant sourire et quelle coiffure de fée, — un essaim frémissant de myosotis et de perles de rosée, qui sortait d’un nuage de gaze, George Talboys ! Je sens comme le héros d’une nouvelle française que je vais devenir amoureux de ma tante. »

George se contenta de soupirer et de lancer une bouffée de son cigare par la croisée ouverte. Il pensait peut-être à ce temps éloigné, — un peu plus de cinq ans, dans le fait, mais qui lui paraissait un siècle, où il avait rencontré pour la première fois la femme pour laquelle il portait encore un crêpe autour de son chapeau trois jours auparavant. Tous ses anciens souvenirs enfouis et non oubliés reparurent et se représentèrent à lui avec les lieux qui les avaient vus naître. Il se promenait encore avec les officiers ses camarades, sur la vieille jetée du port de mer où l’on prenait les eaux, écoutant l’insupportable musique du régiment avec son cornet qui n’avait qu’une note et qu’un demi-bémol. Il entendait encore ces vieux airs d’opéra, et la voyait venir vers lui d’un pas léger, appuyée sur