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LE SECRET

chise et l’impatience de cette nature étaient si étranges et si nouvelles pour elle, qu’elle le contemplait avec un mélange d’étonnement et de compassion.

« Ma jolie petite femme ! mon innocente et bien-aimée petite femme ! Vous ne savez pas, miss Morley, dit-il, ayant repris toute son ancienne confiance, vous ne savez pas que j’ai quitté la pauvre petite pendant qu’elle était endormie, tenant son enfant dans ses bras, sans lui laisser rien que quelques lignes à peine lisibles pour lui dire que son fidèle époux l’avait ainsi abandonnée ?

— Abandonnée !… s’écria la gouvernante.

— Voici. J’étais officier dans un régiment de cavalerie lorsque je vis pour la première fois ma chère petite. Nous tenions garnison dans un triste port de mer où elle vivait avec son vieux père, un gueux, un officier de marine en demi-solde, un vieux fourbe de profession, aussi pauvre que Job, l’œil toujours à l’affût d’un coup de fortune. Je vis clair dans ses viles manœuvres afin d’attraper un de nous pour sa jolie fille ; je compris les pièges pitoyables et grossiers qu’il tendait pour attirer quelque épais dragon ; je ne me trompai point à toutes ses aimables invitations dans un mauvais cabaret du port, à ses beaux discours sur la noblesse de sa famille, à sa fierté simulée, à ses faux airs d’indépendance, et aux larmes mensongères qui coulaient de ses vieux yeux chassieux lorsqu’il parlait de son unique enfant. C’était un vieil ivrogne, hypocrite, prêt à vendre ma pauvre petite au plus offrant. Heureusement pour moi, je pus être alors ce plus fort enchérisseur, car mon père a de la fortune, miss Morley, et comme ma chère femme et moi nous nous étions aimés à première vue, nous nous épousâmes. Mon père cependant n’eut pas plutôt appris que j’étais marié à une petite miss sans le sou, la fille d’un vieux lieutenant en demi-solde adonné à la bois-