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LE SECRET

était absolument nécessaire de manger quelque chose quelque part, et bien plus facile d’avoir un très-bon dîner de M. Sawyer, qu’un très-mauvais de mistress Maloney, dont l’imagination n’allait pas au-delà du hachis et des côtelettes, avec une légère variante de soles frites ou de maquereaux bouillis. Le garçon empressé essaya en vain de mettre le pauvre Robert à même de traiter convenablement la solenne question du dîner. Celui-ci murmura quelque chose à seule fin que l’individu lui apportât ce qu’il voudrait, et le garçon obligeant, qui connaissait Robert pour un habitué des petites tables, s’en alla dire à son maître avec une figure désolée, que M. Audley, de Fig-Tree Court, n’avait pas évidemment l’esprit à lui. Robert mangea son dîner et but sa pinte de vin de Moselle, mais il apprécia peu l’excellence des viandes et le délicat arôme du vin. Le monologue mental recommença, et le jeune philosophe de l’école moderne se mit à débattre la question favorite moderne du néant de toutes choses, et de la folie de prendre trop de peine pour marcher sur une route qui ne conduit nulle part, ou mesurer un travail qui ne signifie rien.

« J’accepte la domination de cette pâle jeune fille, avec ses traits de statue et ses yeux bruns et calmes, pensait-il. Je reconnais le pouvoir d’un esprit supérieur au mien, et je me soumets, et je m’incline devant lui. J’ai agi par moi-même et pensé par moi-même pendant les quelques derniers mois, et je suis fatigué de cette besogne contre nature. J’ai été infidèle au principe de toute ma vie, et j’ai expié ma folie. J’ai trouvé enfin deux cheveux gris sur ma tête la semaine dernière, et un impertinent corbeau a planté une légère impression de sa patte sous mon œil droit. Oui, je suis en train de vieillir du côté droit ; et pourquoi… pourquoi en serait-il ainsi ? »

Il repoussa son assiette et leva ses sourcils, les yeux