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DE LADY AUDLEY

s’était contenté de caresser sa barbe et de la regarder d’un air maussade, en proférant de temps en temps des « ah, oui ! » et « certainement… ah ! »

La jeune fille sentimentale, qui allait en Angleterre pour perfectionner son éducation, avait voulu le tâter sur Shelley et Byron ; mais il lui avait magnifiquement ri à la figure, comme si la poésie était une plaisanterie. Le négociant en laine l’avait sondé sur la politique, mais il ne semblait pas posséder là-dessus des connaissances très-profondes ; aussi avait-on pris le parti de le laisser suivre sa fantaisie : fumer son cigare, causer avec les matelots, flâner sur le pont, regarder dans l’eau, et se rendre agréable à chacun à sa manière. Lorsque l’Argus ne fut plus qu’à une distance de quinze jours de l’Angleterre, tout le monde remarqua qu’un changement s’opérait chez George Talboys. Il devint remuant et inquiet ; tantôt si gai que la cabine retentissait de ses éclats de rire ; tantôt morose et pensif. Il finissait par fatiguer les matelots, quoiqu’il fût leur favori, en leur adressant de perpétuelles questions sur le moment probable où l’on toucherait terre. Serait-ce dans dix, onze, douze, ou treize jours ? Le vent était-il favorable ? Combien de nœuds le bâtiment filait-il à l’heure ? Bientôt après il était saisi d’un accès de colère, il courait sur le pont, criant que le vaisseau était une vieille et détestable coquille de noix, que ses propriétaires l’avaient trompé en lui vantant la rapidité de marche de l’Argus au lieu de l’avertir que leur bâtiment n’était pas fait pour transporter des passagers, des créatures vivantes et pressées, des êtres ayant cœur et âme, mais seulement pour charger de lourdes balles de laine, qui pouvaient bien pourrir sur mer sans qu’il s’ensuivît grand dommage.

Le soleil disparaissait dans la mer, et George Talboys allumait son cigare dans cette soirée d’août dont