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LE SECRET

c’était chose possible qu’une jeunesse très-folâtre pût jouer sous le feu des sévères yeux gris de M. Harcourt Talboys. Il avait joué sous ces arbres au feuillage sombre, peut-être avec la sœur qui avait entendu parler de son triste sort aujourd’hui sans verser une larme. Robert Audley jeta les yeux sur la froideur maniérée de ce terrain méthodiquement rangé, s’étonnant que George eût pu grandir dans une semblable résidence et être le franc, le généreux, l’insouciant ami qu’il avait connu. Comment s’était-il fait qu’ayant son père perpétuellement devant les yeux, il n’eût pas grandi sur le désagréable modèle de son père et ne fût pas devenu le tourment de ses camarades ? Comment cela s’était-il fait ? Parce que nous avons à remercier un être plus élevé que nos parents pour l’âme qui nous rend grands ou petits ; et parce que, tandis que les nez de famille et les mentons de famille peuvent se transmettre par une succession régulière de père en fils, de grand-père en petit-fils, comme les formes des fleurs passées d’une année sont reproduites dans les fleurs qui poussent dans la suivante, l’esprit, plus subtil que la brise qui souffle parmi ces fleurs, indépendant de toute règle terrestre, ne reconnaît d’autre pouvoir que la loi harmonieuse du Créateur.

« Grâces à Dieu, pensait Robert Audley, grâces à Dieu ! c’est fini. Mon pauvre ami doit reposer dans sa tombe inconnue, et je n’aurai pas la douleur d’attirer l’infortune sur ceux que j’aime. Cela arrivera peut-être, tôt ou tard, mais cela n’arrivera point par mon entremise. La crise est passée, et je suis libre. »

Il trouva dans cette pensée une ineffable consolation. Sa généreuse nature répugnait au rôle auquel il s’était trouvé entraîné… le rôle d’espion, et à recueillir des faits accusateurs qui conduisaient à des conséquences horribles.