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LA FEMME DU DOCTEUR

reviendrait à Mordred, qu’il se fiancerait à sa cousine, que le mariage aurait lieu dans l’église de Graybridge, et que lorsqu’il conduirait son épouse le long de la tranquille avenue, il tressaillirait, frappé de remords, à l’aspect d’une pierre funéraire nouvellement érigée, sur laquelle il lirait : « À la mémoire d’Isabel Gilbert, morte à vingt ans. » Vingt ans ! c’était presque vieux, pensait Mme Gilbert. Elle avait toujours pensé qu’après la perspective d’épouser un duc, la chose la plus enviable était de se coucher dans un tombeau prématurément ouvert, avant l’âge de dix-huit ans.

La première visite à Mordred rendit la femme du médecin très-malheureuse. Toutes ses vieilles blessures ne se rouvraient-elles pas ? Ne rappelait-elle pas trop vivement cette bienheureuse journée pendant laquelle il s’était assis à côté d’elle au déjeuner et avait courbé sa tête charmante en baissant sa voix sonore pour lui adresser la parole ?

Néanmoins, une fois la glace rompue, elle alla fréquemment au château, et, une fois ou deux, elle daigna accepter une tasse de thé chez Mme Warman, la femme de charge, bien qu’elle sentît qu’en agissant ainsi, elle élargissait le gouffre qui s’ouvrait entre elle et Lansdell. Insensiblement elle en vint à se trouver à l’aise dans ces appartements splendides. Il lui semblait fort agréable de s’asseoir dans un fauteuil bas dans la bibliothèque, — dans son fauteuil, — ayant à côté d’elle une pile de livres posée sur une petite table, et l’éclat d’un feu flambant adouci par un magnifique écran monté en cuivre et émaillé. Mme Gilbert aimait sincèrement la lecture, et, dans la bibliothèque de Mordred la vie lui semblait moins amère qu’ailleurs.